Le 30 mai,  au siège de l’UNESCO à Paris, se tenaient les premières Rencontres de la Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale. Une journée de débats organisée autour de la restitution des recherches menées par les lauréats des bourses postdoctorales attribuées par la Fondation, et d’une table ronde consacrée au thème suivant : « Les liens solidaires à l’épreuve des migrations ». Comment reconstruire des liens solidaires avec les populations migrantes ? Comment venir en aide à ces personnes qui ont perdu toutes leurs attaches, et sont souvent confrontées au rejet ? Mais comment réagir, également, face à ces migrations qui secouent, dans les pays d’accueil, les principes de fraternité, et interrogent même, dans la question des limites de la solidarité, notre attachement à l’humanité ? Des questions qui ont trouvé des réponses diffuses auprès d’un panel varié de personnalités prestigieuses et engagées.

La solidarité et les liens solidaires

Pourquoi parler de liens solidaires plutôt que de solidarité ? « La solidarité à l’épreuve des migrations », voilà un titre qui aurait fait fortement écho à l’actualité ! Mais, explique en préambule Serge Paugam, sociologue directeur de recherche au CNRS et directeur d’étude à l’EHESS, « quand on aborde les questions de solidarité on songe immédiatement aux dispositifs institutionnels, oubliant ainsi que la solidarité comporte une dimension humaine, individuelle. » En effet, les liens solidaires, ce sont ces liens qui rattachent les individus entre eux, et à la société toute entière. Ces liens vitaux sont complexes, divers, et fragiles… Tout particulièrement pour les migrants, parfois même avant leur départ. « Pourquoi les gens migrent-ils ? » interroge Serge Paugam. « Parce qu’ils ne trouvent pas dans leur pays, leur famille, leur emploi, des liens qui les attachent… Souvent le départ est lié à un contexte oppressant. Pour les jeunes bloqués chez leurs parents, sans travail ni vie sociale, les liens sont là mais ce sont des liens qui étouffent, pas des liens qui libèrent. » Lorsqu’ils arrivent à destination, au terme d’un périple, souvent effroyable, leur dénuement est total. « Ils se retrouvent sans aucune attache, explique-t-il. Leur premier réflexe : se retrouver par communautés d’origine, par groupes ethniques, pour recréer ce lien et trouver la protection et la reconnaissance qu’ils n’ont pas dans la société d’accueil. »

Ce réflexe communautaire semble inévitable pour Annabel Desgrées du Lou, démographe, directrice de recherche à l’IRD et directrice adjointe de l’Institut Convergences Migrations, qui témoigne de l’importance des pairs dans l’accueil des nouveaux arrivants. Son expérience de terrain  : un foyer recevant des femmes migrantes, parfois porteuses du VIH, dans lequel les bénéficiaires de l’aide deviennent acteurs de l’aide. Elle explique : « du fait de la migration, les femmes sont isolées, elles doivent reconstruire leurs liens, leurs réseaux. Elles ont besoin de s’identifier à des personnes qui ont vécu la même chose, qui s’en sont sorties et sont en mesure de les comprendre et les guider. »

 

La solidarité nationale à l’épreuve des migrations

Si les migrations bouleversent les liens solidaires à l’échelle de l’individu migrant, elles secouent également les sociétés d’accueil. Les migrations constituent, en effet, un défi pour les systèmes de solidarité aussi bien que pour le principe même de fraternité. Dans un contexte européen dominé par l’hostilité, Serge Paugam s’interroge : « jusqu’où l’idée d’attachement à l’humanité est-elle capable de fonder les liens solidaires entre les hommes ? »

Pour sa part Mahaman Tidjani Alou, ancien doyen de la faculté de sciences économiques et juridiques de l’Université Abdou Moumouni de Niamey au Niger, se désole des réticences des pouvoirs publics à intervenir en faveur des migrants. « Est-ce que l’on peut poser la question de l’universalité de l’accès aux services publics ? », demande-t-il. « Non, car aussitôt, l’économiste arrive, rappelant la prévalence de la pensée comptable et rationnelle. »

Toutefois, avec l’exemple du Liban, Damianos Kattar, ancien ministre des Finances et de l’Economie du Liban, invite à poser un regard plus contrasté sur le défi posé par les migrations aux pays d’accueil : « Au début de la guerre, il y avait 400 000 Syriens qui travaillaient au Liban. Les premiers réfugiés ont été les parents, puis les cousins… Au Liban, les réfugiés ne sont pas dans des camps, ils sont éparpillés. Dans un premier temps, il y a eu une joie d’accueillir. Mais avec 2 millions de réfugiés syriens, la société libanaise est déstabilisée. Aujourd’hui, la tension entre Syriens et Libanais est forte. Il faut résoudre ces problèmes, avec amour sans doute, mais surtout avec méthode. »

 

L’émotion des citoyens ordinaires au secours des migrants ?

Tandis que Pierre Micheletti, médecin animateur du groupe Santé mentale de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss), vice-président d’Action contre la Faim (ACF) et ancien président de Médecins du Monde (MDM), salue « le miracle libanais, et la formidable capacité de résilience et d’absorption de la société libanaise, » chacun perçoit la différence d’échelle entre la situation de ce pays et celle de l’Europe. Les sociétés occidentales manqueraient-elles de cœur ? Selon Margueritte Barankitse, fondatrice et présidente de Maison Shalom, une ONG burundaise qui opère au Rwanda, les pays d’accueil doivent faire leur examen de conscience : « Le réfugié est une personne comme vous… si vous ne vous dites pas, c’est d’abord mon frère, c’est d’abord ma sœur, ça ne marchera pas. »

À l’heure actuelle, soumises aux logiques budgétaires ou aux pressions de l’opinion, les politiques publiques penchent nettement du côté du rejet des migrants. Pour leur part, les ONG rechignent à se substituer à l’Etat dans l’aide aux personnes, craignant d’être instrumentalisées. Face aux drames qui se jouent sous leurs yeux, des citoyens ordinaires improvisent de nouvelles formes d’actions humanitaires. Ce sont eux que Marjorie Gerbier-Aublanc, docteure en sociologie à l’Université Paris Descartes (voir sa fiche chercheur) a suivi avec enthousiasme dans sa recherche : « des initiatives solidaires se diffusent en France. Il se constitue un mouvement social solidaire et hospitalier qui s’est créé spontanément autour de la question des migrants. Partant de cet exemple, comment la recherche peut-elle permettre de porter une autre voix en politique que celle de la peur ou du rejet ? La question reste entière… »

 

Quelle place pour la recherche dans la réparation des liens solidaires ?

Si des citoyens ordinaires, touchés par le sort des migrants se sont mobilisés pour faire revivre les liens solidaires, Serge Paugam rappelle toutefois : « les citoyens ordinaires, ce sont aussi ceux qui rejettent les migrants. Les émotions vont dans les deux sens et un halo de préjugés et de peurs accompagne ce rejet. » Face au drame des migrants, le discours compassionnel atteint sans doute ses limites. « Le sensationnalisme, le discours victimaire, le misérabilisme sont certainement efficaces dans les médias pour alerter l’opinion publique et pour trouver des fonds, commente Alvar Jones-Sanchez, docteur en anthropologie sociale à l’Université Castille-La Manche (voir sa fiche chercheur). Mais cette approche véhicule et renforce encore les stéréotypes. L’humanitaire a encore du mal à parler du migrant sans en faire une altérité absolue… alors qu’il serait prioritaire de rappeler qu’il est un semblable. »

C’est bien là que réside la mission de la recherche : offrir un autre discours aux acteurs de l’humanitaire, mais aussi aux responsables politiques et aux opinions publiques. « Il s’agit pour nous, rappelle Virginie Troit, directrice générale de la Fondation Croix-Rouge française, de parvenir à communiquer les résultats de nos recherches le plus largement pour aider à faire la part des choses entre les réalités, les perceptions et les fausses vérités, trop souvent brandies dans les discours politiques. »

 

Le débat a été filmé, retrouvez ci-dessous l’intégralité des échanges :