La peste à Madagascar est un phénomène endémique qui a atteint le stade épidémique en 2017. Alexandra Razafindrabe, docteure en économie, chercheuse au C3EDM (Centre d’économie et d’éthique pour l’environnement et le développement à Madagascar) s’est efforcée de comprendre les contextes socio-économique, culturel, environnemental et institutionnel dans lequel sest développée la maladie, et d’analyser la réponse des pouvoirs publics et leur efficacité au regard de ces contextes.

En quoi l’épidémie de peste qui a frappé Madagascar en 2017 peut-elle être un sujet de recherche pour les sciences sociales ?

Alexandra Razafindrabe : Quand on étudie une maladie, on peut l’aborder sous l’angle des causes biologiques, des symptômes, des remèdes, du nombre de cas… Les sciences dures sont alors en première ligne. Mais, on oublie parfois que l’évolution de la maladie dépend largement des comportements humains. La crise liée au Covid-19 le met parfaitement en évidence dans la mesure où l’adoption de gestes barrières a été la première réponse proposée pour lutter contre l’épidémie.

Dans mon étude, j’ai essayé de comprendre les facteurs environnementaux, culturels, institutionnels et socio-économiques qui pouvaient favoriser le développement de la maladie. Par exemple, les feux de brousse, la déforestation détruisent les milieux naturels des rats qui quittent les campagnes pour les zones urbaines. Autre constat : les personnes en situation d’extrême pauvreté sont tellement focalisées sur la nourriture qu’elles ne prêtent aucune attention aux gestes barrières. Combattre un ennemi invisible n’est pas la priorité quand se pose immédiatement le problème de la faim donc de la survie. Tout tourne autour de la perception des risques. Enfin, certaines coutumes peuvent éventuellement avoir des incidences. Par exemple, les famadihana sont un rite funéraire pratiqué à Madagascar, qui consiste notamment à ressortir les défunts de leur tombeau ancestral pour les envelopper dans de nouveaux linceuls, avant de les remettre à nouveau dans le caveau familial. Incidence ou coïncidence, la résurgence de la peste correspond souvent avec la période des famadihana.

Prendre en compte les multiples facettes d’un territoire permet de comprendre le contexte dans lequel se propage une épidémie et les conditions de réussite des campagnes de sensibilisation orchestrées par les pouvoirs publics.

Votre analyse porte sur l’efficacité de la sensibilisation des populations. Quelle méthodologie avez-vous mise en œuvre pour traiter ce sujet, et quelles sont vos observations ?

AR : Notre enquête s’est attachée à mesurer les effets de la sensibilisation au regard des différentes sphères environnementale, culturelle et socio-économique. Elle s’est appuyée sur 27 entretiens semi-directifs avec des acteurs publics ou privés qui ont joué ou auraient pu jouer un rôle dans le traitement de l’épidémie, et sur 724 questionnaires soumis à des personnes issues des zones rouges de la peste. Nos questions visaient à évaluer non seulement les connaissances de la maladie et des bonnes pratiques, mais aussi à mesurer leur impact sur les comportements. Quelques exemples de questions : « Pensez-vous que les déchets augmentent le nombre de rats dans votre quartier ? Que faites-vous de vos déchets ? Pensez-vous que les feux de brousse aident à lutter contre la peste, participent à la propagation de la peste ou n’ont aucun lien avec la peste ? » Le dépouillement des questionnaires a révélé que la population écoute et assimile les messages transmis par les pouvoirs publics, mais qu’elle ne les applique pas. Le rôle des déchets, des rats sont bien compris. Il en est de même pour les mesures à prendre pour éviter de contracter la maladie. Les personnes peuvent réciter par cœur tout ce qu’il y a à retenir des campagnes de sensibilisation, mais elles n’intègrent pas les normes comportementales à leurs gestes quotidiens. Malgré tous les efforts de sensibilisation, ces normes ne sont pas respectées.

La maladie n’est pas considérée comme prioritaire, ni même comme un danger. Une majorité des personnes interrogées place la peste bien après le manque d’infrastructures ou de nourriture dans la liste des problèmes classés par ordre d’importance. À Madagascar, les personnes craignent moins la peste que la faim. Illustrant la défiance de la population, de nombreux interlocuteurs imaginent même que la peste est un moyen utilisé par les hommes politiques pour détourner l’attention des vrais problèmes de la Nation. Peu concernée par l’épidémie, la population n’est pas prête à remettre en cause ses habitudes ni ses traditions pour adopter de nouvelles normes comportementales et agir collectivement contre la maladie.

Quelles sont les pistes d’amélioration concrètes que votre étude permet d’entrevoir ?

AR : L’étude visait à mesurer les effets des actions de sensibilisation entreprises et à explorer de nouveaux moyens pour que les messages aient un impact réel sur les populations. On constate que le contenu des campagnes de sensibilisation n’est pas en cause. C’est plutôt le principe des campagnes de masse qui n’est pas suffisamment efficace. Le travail des agents de terrain, qui interviennent en face à face, a quand même des effets plus favorables, probablement parce qu’ils s’assurent de la cohérence entre les connaissances théoriques et ce que font réellement les personnes.

Toutefois, changer les mentalités relève moins de la communication que de l’éducation et de la culture. À court terme, il n’y a que les sanctions ou la peur du gendarme qui peuvent pousser les populations à respecter les règles. Quant aux coutumes, il paraît difficile de s’y attaquer. Au contraire, il serait préférable de s’en servir comme un relais pour développer une culture de la propreté, par exemple en passant par les guérisseurs ou en diffusant les messages via les hiragasy, un art populaire traditionnel qui mêle chants et théâtre. Il y a aussi d’autres artistes, plus proches de la jeunesse. Ils ont d’ailleurs participé activement aux récentes campagnes de sensibilisation. Leur audience est telle dans le pays, qu’ils peuvent être vecteurs de changement. Ils peuvent véhiculer des messages percutants sans sortir du contexte culturel, mais en y insufflant un zeste de renouveau. Il s’agit de faire comprendre que la culture de la propreté peut aussi appartenir à l’univers des populations.

De telles pistes sont déjà exploitées. Mais instaurer de nouvelles normes comportementales auprès des populations passe nécessairement par l’éducation. Pour traiter le problème à la racine, il faudrait une collaboration constante entre les acteurs de la prévention sanitaire, de la santé et de l’éducation, dont les univers sont parfois cloisonnés et souvent limités par un manque de ressources humaines, de moyens, de matériel et de fonds. Un chantier vaste, sensible, complexe, pour lequel le rôle de la recherche consiste à fournir des outils d’analyse et d’aide à la décision.

Photo du haut : @EU-ECHO