La Réunion est un véritable laboratoire à ciel ouvert du risque naturel. Ses habitants vivent, sous la menace de sept périls naturels. La mémoire des catastrophes passées peut-elle favoriser la construction d’une vraie résilience collective ? C’est la question à laquelle s’efforce de répondre Francisca Espinoza, docteure en sociologie et psychosociologie, et membre de l’Institut pour l’histoire et la mémoire de catastrophes (IHMEC).

Qu’est-ce que la mémoire des catastrophes ?

Francisca Espinoza : La mémoire des catastrophes peut être comprise comme un ensemble de représentations du passé, comportant des souvenirs propres ou partagés et des oublis. Elle nourrit la culture du risque à travers les enseignements des expériences passées. Toutefois, nous savons grâce aux historiens du climat qu’elle est de courte durée. Souvent, des sinistrés disent : « On n’avait jamais vu ça ! », alors que dans le même temps, les historiens notent que des évènements similaires se sont déjà produits par le passé dans les mêmes lieux. Dans ma recherche, j’ai distingué trois modalités de la mémoire des catastrophes, en fonction de leur potentiel d’action en termes de résilience. D’abord, la mémoire passive est subie, insuffisante pour changer les comportements ; elle est en quelque sorte endormie. Ensuite, la mémoire traumatique est celle qui fait souffrir, qui empêche de se relever et pousse plutôt à vouloir tourner la page : c’est, en quelque sorte, un « passé qui ne passe pas ». Enfin, la mémoire active peut être un levier pour se préparer et anticiper les prochaines crises. C’est évidemment lorsque la mémoire des catastrophes est active qu’elle peut se mettre au service de la culture du risque et de la résilience.

Comment expliquez-vous cette capacité d’oubli face à des évènements aussi marquants ?

FE : C’est peut-être un mécanisme de défense psychique. On peut aussi interroger sous un angle critique la question de la résilience, cette capacité à se remettre d’un choc. C’est une véritable injonction : il faut se relever, se reconstruire ! Mais à trop inciter la victime à rebondir sans tarder et sans le soutien adapté, on peut aussi escamoter le risque psychologique, enfouir le traumatisme… et c’est peut-être, au final, nuire à la mémoire de la catastrophe et donc à la culture du risque. J’ai été surprise d’apprendre qu’aucune CUMP (Cellule d’urgence médico-psychologique) n’avait jamais été mobilisée lors des catastrophes qui ont frappé La Réunion. La dimension psychologique semble ignorée, mise à distance, peut-être même oubliée. Le risque étant que certains sinistrés restent avec leur souffrance qui peut les perturber durablement.

Quelles sont les observations que vous avez réalisées à Saint-Paul ?

FE : Saint-Paul est une commune du Nord-Ouest de La Réunion qui cumule de nombreux risques naturels, parmi lesquels les risques d’inondation, de glissement de terrain, de feu de forêt, de houles, de tsunami… Des risques peu évoqués, méconnus, oubliés par la population rencontrée. En effet, à Saint-Paul, c’est le cyclone qui occupe la plus grande place dans la mémoire collective des catastrophes. Une place très particulière : le cyclone est représenté comme un phénomène normal, parfois fascinant et même, souvent positif. On lui attribue de nombreuses vertus. Il nettoie les ravines, remplit les nappes phréatiques, et même chasse les miasmes et les maladies. Une croyance que l’on peut rapporter à un évènement vieux d’un siècle, lorsque le passage d’un cyclone avait coïncidé avec la fin de la grippe espagnole. « Il nous faudrait un bon cyclone… » ou « C’est comme faire le grand nettoyage de printemps, un cyclone, ça nettoie… » sont des phrases relevées lors des entretiens avec des habitants.

Ces représentations peuvent être une force, puisqu’elles nourrissent la culture des risques. D’une manière générale, le cyclone est un risque accepté et intégré par la population, qui connait les comportements à tenir en cas de survenue. Se dessine ainsi un rapport de cohabitation entre les Réunionnais et les cyclones où ce dernier trouve une utilité, un sens qui le rendent probablement plus acceptable. Mais c’est aussi une vulnérabilité dans la mesure où cela conduit à sous-estimer la dangerosité des évènements cycloniques en les banalisant. Les anciens étaient terrorisés par les cyclones. Aujourd’hui, les Saint-Paulois expriment une sensation de sécurité du fait de l’évolution des habitats, de l’amélioration des prévisions météorologiques et des systèmes d’alerte. Mais que resterait-il de cette assurance en cas de coupure d’électricité prolongée et de panne dans les systèmes de communication ?

Comment rendre cette mémoire active et utile dans la préparation face aux catastrophes à venir ?

FE : L’importance de cette mémoire collective est reconnue par les acteurs de la prévention. La Croix-Rouge française a fait un important travail avec le projet Paré pas paré, aujourd’hui entre les mains de l’Éducation nationale ; lequel aura sans doute un impact positif dans la culture du risque pour les nouvelles générations. 

Mais ce travail pourrait être mieux pris en charge par les pouvoirs publics. Cela pourrait passer par la mise en valeur de marqueurs mémoriels, comme des supports historiques, des ruines ou les repères de crue. Une église détruite à Saint-André pourrait, par exemple, être un lieu de mémoire. À ce jour, elle ne porte qu’une discrète petite plaque commémorative. Aussi, pour que la mémoire puisse influencer les comportements, elle doit être vivante, actualisée, mise en scène. Le recours à des artistes de l’île — plasticiens, comédiens, musiciens, photographes ou graffeurs — peut être une piste à explorer, car il est primordial que ces supports prennent des formes créatives, innovantes qui interpellent la population, et touchent précisément la dimension du sensible à travers l’art et la culture. Il s’agit de créer des souvenirs partagés. Les commémorations aux dates anniversaires sont également propices à ces fins à travers, par exemple, les témoignages de sinistrés. Elles favorisent des liens de solidarité et la construction d’une mémoire locale. Par opposition aux modèles imposés de l’extérieur, la mémoire des catastrophes présente l’intérêt de contextualiser la résilience, en s’appuyant sur la connaissance de l’histoire des évènements qui ont frappé les territoires. Ce faisant, elle réconcilie les experts et les habitants, dans une reconnaissance mutuelle, qui dessine les bases d’une résilience co-construite, située et adaptée.