Intervention humanitaire à Mayotte (Chido) : entre continuité et particularismes locaux.
Cette recherche analyse la réponse humanitaire et institutionnelle au cyclone Chido à Mayotte, afin de comprendre comment l’exceptionnalité socio-politique du territoire influence la coordination, la perception et l’efficacité des interventions d’urgence.
Cette recherche est menée en collaboration avec Anthony Goreau-Ponceaud.
Contexte et enjeux humanitaires ou sociaux et problématique
Le cyclone Chido (décembre 2024) a révélé l’extrême vulnérabilité de Mayotte, département français marqué par des fragilités cumulées : pauvreté massive, urbanisation informelle, croissance démographique fulgurante, inégalités d’accès aux droits et crise de confiance envers l’État. L’événement, au-delà d’un désastre naturel, a exposé les fractures sociales et politiques d’un territoire perçu comme périphérique et traité selon des logiques d’exception. Les enjeux humanitaires dépassent la gestion de l’urgence : ils concernent la reconstruction, la cohésion sociale, la reconnaissance institutionnelle et la capacité collective à prévenir les crises récurrentes dans un contexte de précarité et d’altérité persistante.
Face à ce contexte, la recherche vise à analyser les modes d’action, de coordination et de décision qui ont structuré la réponse humanitaire au cyclone Chido, en interrogeant les écarts entre les dispositifs prévus et leur mise en œuvre effective. Elle cherche à comprendre comment les représentations sociales, les asymétries de pouvoir et les logiques bureaucratiques façonnent la gestion de crise et la distribution de l’aide. En identifiant les tensions entre automatisme institutionnel et adaptation locale, le projet entend produire des enseignements opérationnels pour améliorer les dispositifs humanitaires dans les territoires ultramarins en situation d’exception structurelle.
Comment l’exceptionnalité politique, sociale et administrative de Mayotte a-t-elle influencé la coordination et la mise en œuvre de la réponse humanitaire au cyclone Chido ? Dans quelle mesure les acteurs étatiques et non étatiques ont-ils pu (ou non) adapter leurs pratiques à un terrain marqué par la défiance, la précarité et la pluralité identitaire ?
Terrain de recherche et de la méthode d’investigation
Le terrain de recherche est Mayotte, département français de l’océan Indien caractérisé par une population jeune, multiculturelle et en grande partie en situation de précarité administrative et économique. Le cyclone Chido a touché en priorité les habitants des zones dites informelles, marginalisés dans l’accès à l’aide publique et souvent absents des dispositifs institutionnels. Ce contexte rend l’enquête particulièrement sensible : méfiance envers les autorités, tensions politiques exacerbées par la question migratoire, barrière de la langue. À ces contraintes s’ajoute la nécessité de questionner le positionnement du chercheur, issu de la métropole et porteur d’un regard marqué par des rapports historiques de domination. Dans un espace où les régimes d’altérité et de moralité structurent les interactions et la distribution des légitimités, la présence d’un chercheur blanc et extérieur ne peut être neutre. La recherche adopte donc une posture réflexive, attentive aux dynamiques de production de frontières symboliques et sociales, et consciente des effets de pouvoir inhérents à l’enquête elle-même. La méthodologie est qualitative : entretiens semi-directifs auprès des acteurs institutionnels (préfecture, ARS, Croix-Rouge, ONG…), des associations locales et des sinistrés ; analyse documentaire (rapports, presse, communications officielles…) ; observations ethnographiques ; et cartographie des interactions organisationnelles. Cette approche multi-niveaux permettra de comprendre les mécanismes concrets de coordination, de pouvoir et de perception dans la réponse post-catastrophe.
Les intérêts scientifiques de la recherche et pour les acteurs humanitaires et sociaux
Cette recherche vise à offrir aux acteurs humanitaires une lecture approfondie des dynamiques sociales, politiques et symboliques qui conditionnent leur action à Mayotte. Plutôt que d’envisager l’humanitaire comme une réponse neutre ou purement technique, elle en interroge les logiques d’intervention, les effets de cadrage et les tensions entre assistance, contrôle et reconnaissance. En analysant les décalages entre les dispositifs institutionnels et les attentes locales, le projet met en lumière les marges de manœuvre possibles pour une action plus située, plus consciente de ses propres limites et des imaginaires qu’elle mobilise. Il nourrit ainsi une réflexion stratégique sur la place de l’humanitaire dans les territoires ultramarins français. Cette recherche contribue ainsi à une réflexion critique sur la place de l’humanitaire dans les espaces de la « France périphérique”, où la vulnérabilité structurelle tend à naturaliser l’exception et à masquer ses causes politiques. En soulignant l’importance de la confiance, de la compréhension interculturelle et de la « localisation » de l’aide – dont on abordera les limites -, la recherche contribuera à concevoir des modèles d’action plus inclusifs, durables et adaptés aux réalités des DROM-COM confrontés à des crises récurrentes et à des vulnérabilités structurelles.
Sur le plan scientifique, le projet comble un vide majeur dans l’étude des interventions humanitaires au sein d’un territoire français où s’entrecroisent logiques postcoloniales, bureaucratiques et humanitaires. Il propose une analyse originale de la « continuité dans l’exception », articulant sociologie des organisations, science politique et études postcoloniales. En examinant les tensions entre centralisation et adaptation locale, il contribue à repenser la gouvernance des crises dans les contextes ultramarins. Ce travail apportera des connaissances transférables à d’autres espaces en « crise chronique », où l’humanitaire se substitue partiellement à l’État, tout en interrogeant ses propres pratiques et imaginaires d’intervention. Enfin, il permettra d’apporter un éclairage sur la coordination humanitaire dans un territoire français géré par des régimes d’altérité, et soulèvera des réflexions sur les manières de faire (automatismes, normes, choix des acteurs et interlocuteurs, etc) d’une intervention humanitaire pourtant en pleine reconfiguration (notamment depuis le Sommet mondial sur l’action humanitaire de 2016 à Istanbul).
Biographies
Alice Corbet est anthropologue, chercheuse CNRS / IRD au laboratoire LAM (Les Afriques dans le Monde). Ses recherches portent principalement sur la gestion des mouvements migratoires (réfugiés ou déplacés), en particulier à travers les camps (organisés ou spontanés), et au fonctionnement du dispositif humanitaire qui vient encadrer ces personnes (Etat d’accueil, agences onusiennes, ONG locales et internationales, etc.).
Anthony Goreau-Ponceaud (anthony.goreau-ponceaud@u-bordeaux.fr)est géographe, maître de conférences à l’Université de Bordeaux et chercheur au LAM (Les Afriques dans le Monde). Après une thèse en 2008 sur la diaspora tamoule en Île-de-France, il a poursuivi des travaux postdoctoraux sur les réfugiés tamouls sri-lankais dans l’Etat du Tamil Nadu (Inde du Sud). Ses recherches s’inscrivent dans le champ de la géographie des migrations et des mobilités. Depuis 2023 il étudie la fabrique de l’asile et les politiques migratoires dans l’aire indo-océanique. Plus spécifiquement, il mène des enquêtes multisituées à Mayotte et à La Réunion afin de décrypter les dynamiques de frontières, la production des régimes d’altérité et les effets de la confrontation d’économies morales multiples.
Crédit photo : Anthony Goreau-Ponceaud