Thématique de recherche

L’humanitaire apparaît de plus en plus contesté comme représentation d’essence occidentale de la solidarité internationale, reposant sur des principes et un droit international bien identifiés et s’appuyant sur les financements des pays les plus riches. Les pays dits « bénéficiaires de l’aide » expriment une volonté croissante d’autonomie dans la gestion des actions qui concernent leur population. Ils ne veulent plus dépendre d’une aide internationale trop asymétrique et éloignée du concept de partenariat, dont ils estiment qu’elle ne favorise ni le développement ni la réduction de la pauvreté. Certains, autrefois bénéficiaires de l’aide internationale, jouent désormais un rôle actif dans la prise en charge des interventions humanitaires concernant leurs territoires. D’autres reprennent en main la mise en place des projets, les flux de financements mais aussi les images et discours qui concernent leurs populations, allant jusqu’à engendrer un véritable « humanitaire d’Etat ». Ailleurs, la montée en puissance des nouveaux bailleurs reconfigure les relations, avec pour objectif d’investir le champ international et le champ médiatique, longtemps apanage des pays occidentaux.

Le champ humanitaire devient le théâtre d’« innovations inversées », notamment en Afrique, véritable laboratoire des alternatives humanitaires où des initiatives locales s’observent partout. Des assurances privées telle que l’African Risk Capacity (ARC) lancée par l’Union Africaine ont été créées pour couvrir les États contre les risques de catastrophes naturelles et les dégâts causés par des épisodes climatiques extrêmes. Les ONG locales, confessionnelles ou communautaires se multiplient, expriment comme leurs États la volonté d’assumer elles-mêmes l’aide de leur population dans leur propre pays et revendiquent d’avoir réellement les commandes en mains. Ces ONG sont aussi de plus en plus puissantes, telle Bangladesh Rural Advancement Committee (BRAC), devenue première ONG au monde avec plus de 125 000 employés et un budget annuel dépassant 680 millions de dollars. Aussi, l’utilisation des nouvelles technologies se développe via des programmes élaborés en étroite collaboration avec les Etats nationaux (livraison de sang par drones au Rwanda, projet IEDA au Burkina Faso, etc.). Au regard de leur apparent potentiel d’autonomisation, ces innovations issues des pays bénéficiaires de l’aide questionnent la place et le rôle des acteurs internationaux, en ouvrant de nouvelles voies d’action possibles en dehors du système de solidarité internationale traditionnel.

Ce contexte inédit complexifie le champ de l’action humanitaire internationale alors même qu’elle doit gérer des besoins d’une ampleur inégalée, en lien notamment avec la pression démographique, la croissance non contrôlée des zones périurbaines, des crises et conflits armés prolongés, un sous-développement chronique, ou encore des catastrophes naturelles plus fréquentes et destructrices en raison du dérèglement climatique. Les besoins humanitaires continuent d’augmenter d’année en année, tout comme le nombre de personnes employées par les organisations humanitaires dans leurs opérations (570 000 personnes en 2017 selon le rapport de l’ALNAP[1], soit une augmentation de 27 % par rapport au précédent), en raison du nombre croissant de travailleurs humanitaires nationaux. Selon le rapport de l’ALNAP, L’Etat du système humanitaire 2018, on estime à 201 millions le nombre de personnes ayant eu besoin de l’aide humanitaire internationale en 2017, soit le nombre le plus élevé à ce jour, dont 68,5 millions de personnes déplacées de force par les conflits et la violence. Malgré une augmentation de son financement, le système ne dispose pas encore des ressources suffisantes pour couvrir tous les besoins. Cela s’explique notamment par le nombre croissant de personnes nécessitant une assistance humanitaire. Aussi, on constate que la capacité des populations à accéder à l’aide humanitaire dans les situations de conflit armé se détériore, les gouvernements et les groupes armés non étatiques refusant de plus en plus souvent l’accès ou utilisant la bureaucratie pour entraver l’accès. En conséquence la couverture humanitaire a été faible pour un grand nombre de migrants en situation irrégulière ou de personnes déplacées internes (PDI) en dehors des camps.

Surtout, ces difficultés appellent l’action humanitaire à opérer une véritable mutation, car elles révèlent une période de transition, qui n’a pas été anticipée, et qui traduit le passage d’un paradigme de solidarité Nord-Sud occidentalo-centré en terme de ressources et de pratiques, à un nouveau modèle multipolaire beaucoup plus complexe en lien avec les concepts de développement humain, de développement durable et de changement social et à la confluence d’intérêts parfois divergents provenant d’une diversité d’acteurs (bailleurs de fonds, entreprises, institutions, medias, etc.).

Ainsi, parvenir à une réponse plus « locale » et décentralisée aux besoins humanitaires est apparu dans l’agenda politique comme une réponse possible aux problèmes auxquels se heurte l’humanitaire international, et à la nécessité de le réformer. Entre 2015 et 2017, un petit nombre de gouvernements donateurs a fourni la majeure partie de l’aide humanitaire internationale : les trois principaux bailleurs de fonds représentaient 59 % de toutes les contributions gouvernementales en 2017, selon le rapport de l’ALNAP, L’Etat du système humanitaire 2018. La plupart des financements de ces bailleurs de fonds (60 % en 2016) sont allés à des agences multilatérales. Cependant, la plus grande partie de cet argent a ensuite été transférée sous forme de subventions à des organisations non gouvernementales (ONG). Parmi les ONG, les financements se sont concentrés sur les grandes organisations internationales : en 2017, les six plus grandes ONG internationales représentaient 23 % des dépenses totales des ONG. À l’autre extrémité de l’échelle, les ONG nationales et locales n’ont reçu de façon directe que 0,4 % de toute l’aide humanitaire internationale ; 0,2 % entre 2009 et 2013 selon les recherches menées par Development Initiatives (Global Humanitarian Assistance Report 2014).

Le rapport du Secrétaire général du Sommet humanitaire mondial de 2016, et le Grand Bargain[2] qui en résulta[3], avait appelé à des réponses « aussi locales que possible, aussi internationales que nécessaire », le système humanitaire international s’engageant davantage à investir dans la capacité des organisations locales à travailler en complément avec les homologues internationaux. Force est de constater qu’il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine, et que les objectifs du Grand Bargain, qui engagent les donateurs et organisations d’aide à fournir 25% du financement humanitaire mondial aux intervenants locaux et nationaux d’ici 2020 sera très loin d’être atteint.

La « localisation de l’aide » est généralement définie comme un processus collectif des différentes parties prenantes du système humanitaire (donateurs, organismes des Nations Unies, ONG) qui vise à ramener les acteurs locaux (autorités locales ou société civile) au centre du système humanitaire avec un rôle plus important et plus central. En plus de permettre une réponse humanitaire plus efficace et performante, l’objectif à long terme de la « localisation » est de renforcer la résilience des communautés touchées par la crise en établissant des liens avec les activités de développement.

Concrètement, sur le terrain, nombre d’organisations humanitaires internationales travaillent systématiquement avec des partenaires locaux, et certaines, comme Alima par exemple, développent des modèles opérationnels inédits (en matière de partenariat, transfert de compétences, ressources humaines, etc.) ou de fortes innovations dans la réponse aux besoins des populations affectées, tels les transferts de cash, afin d’être plus efficaces. Aussi, on voit que certains acteurs changer leur mode de gouvernance, en ouvrant les réseaux transnationaux à plus de gouvernance nationale dans les pays d’opérations, d’autres travailler à identifier des solutions de financement innovantes visant à renforcer les interventions humanitaires menées localement (START Fund Bangladesh, Oxfam Myanmar). Pour d’autres encore, comme l’a constaté le Groupe URD[4], la « localisation » est un moyen d’accéder à des régions au contexte sécuritaire difficile, en transférant des risques des acteurs internationaux vers les acteurs nationaux, ou d’économiser de l’argent dans un contexte où les donateurs exercent une pression pour réduire les coûts.

Cela dit, il y a peu de consensus sur ce que signifie une réponse véritablement « locale » en théorie – d’ailleurs la traduction du mot anglais « localisation » dans d’autres langues, comme le français, ajoute parfois de la confusion –, et en pratique on observe que cela peut prendre des formes très différentes[5] et qu’il y a très peu d’incitations à la promouvoir au sein d’un système enclin à la centralisation structurelle et culturelle.

En conséquence, les initiatives allant dans ce sens, même si elles montent en puissance, demeurent marginales et les premières leçons tirées du débat sur la « localisation », ou encore la « fragmentation » de l’aide, montrent la vivacité de la discussion sur la façon dont l’articulation des deux dimensions « globales » et « locales » du système de solidarité internationale se traduit sur le terrain en termes d’efficacité, de coordination des aides extérieures avec les dispositifs d’aide intérieurs, et d’adéquation de l’aide avec les besoins des populations. Elles mettent en évidence la nécessité :

1) de combler la méconnaissance – et ainsi dépasser certains stéréotypes – sur les acteurs humanitaires locaux (difficultés, pratiques, points de vue, valeurs…), notamment sur la façon dont le jeu des acteurs et des organismes transnationaux impacte leurs modes de fonctionnement et d’action ;

2) de comprendre quelles sont les réalités et effets des stratégies d’autonomisation mises en place par les acteurs internationaux dans un contexte annoncé de « localisation » de l’aide ;

3) de saisir quelles sont les conditions d’émergence des innovations institutionnelles et opérationnelles issues des pays bénéficiaires de l’aide et leur impact sur les populations, le système de solidarité internationale traditionnel et ses acteurs ;

4) et enfin d’étudier comment de telles initiatives – d’où qu’elles viennent – peuvent être capitalisées pour créer les conditions du développement des acteurs locaux et des réseaux transnationaux dans différents contextes.

L’objectif de l’appel « Transition humanitaire » est de permettre la compréhension de ces nouveaux modèles permettant d’envisager une autonomisation des acteurs locaux de l’aide, et plus généralement des tenants de la transition humanitaire, qui préfigure un nouveau paradigme, en appréhendant les conditions de sa réalisation dans différents pays. Il invite à explorer les obstacles et perspectives d’une action dirigée localement et à proposer des pistes de réforme de la réponse humanitaire contemporaine. Les candidats sont particulièrement encouragés à aborder des exemples de meilleures pratiques, notamment en ce qui concerne l’engagement communautaire, le lien entre l’action d’urgence et le développement, entre l’action humanitaire et l’action sociale. Comme dans de nombreux secteurs qui traversent des périodes de mutations extrêmes, l’approche éthique peut devenir un guide pour l’action, ainsi qu’un objet d’étude pour les chercheurs. C’est pourquoi un éclairage sur la dimension éthique et les modalités de son application sur le terrain est vivement souhaité.

[1] Active Learning Network for Accountability and Performance in Humanitarian Action

[2] Dans le cadre des préparatifs du Sommet humanitaire mondial de 2016, le Groupe d’experts de haut niveau sur le financement humanitaire du Secrétaire général des Nations Unies a cherché des solutions pour combler le déficit de financement humanitaire. Son rapport, intitulé Trop important pour échouer : combler le déficit de financement humanitaire, suggérait « un grand marché » ou « une grande négociation » (en anglais, « Grand Bargain ») entre certains des plus grands donateurs et organisations humanitaires pour aboutir à un engagement commun à mettre plus de moyens entre les mains des personnes dans le besoin et à améliorer l’efficacité de l’action humanitaire. Depuis, les signataires de cet accord (au nombre de 11 en 2016, 63 en 2020) travaillent à la mise en œuvre de 51 engagements répartis en 9 axes de travail thématiques (plus un axe transversal), parmi lesquels l’axe 2 intitulé « Davantage d’outils de soutien et de financement pour les intervenants locaux et nationaux ».

[3] Parmi les initiatives liées à la localisation, citons également la « Charte4change ».

[4] URD (2017), Plus que de l’argent – La localisation en pratique

[5] Des partenariats plus équitables entre les acteurs internationaux et locaux, un financement accru et « aussi direct que possible » pour les organisations locales, un rôle plus central des acteurs locaux dans la coordination de l’aide, etc.

Zones géographiques de recherche

Ces thèmes pourront être abordés dans une zone géographique comportant un ou plusieurs pays. La Fondation a identifié pour cet appel dix-huit pays prioritaires :

 

Bénin Guinée Niger (chercheurs résidents seulement)
Burkina Faso Haïti République démocratique du Congo
Burundi Liban République du Congo
Cameroun Madagascar Rwanda
Comores Mali (chercheurs résidents seulement) Sénégal
Côte d’Ivoire Mauritanie (chercheurs résidents seulement) Togo

 

Les pays ciblés constituent une entrée empirique pour les recherches. Ils ne correspondent en aucun cas aux nationalités d’éligibilité du candidat.

 

L’accès au terrain sera conditionné par une évaluation précise des risques remise lors de la candidature et mise à jour avant le départ en prenant soin de vérifier au préalable les recommandations du MEAE français.

Je candidate

Bourse de recherche (individuelle)

Nombre de bourse : 1

Montant : 18 000 €

Chaque lauréat bénéficiera en outre de :

• la possibilité de solliciter une participation aux frais d’assurance liés au terrain (pour un montant maximum de 500 euros).
• suivi scientifique et tutorat personnalisés
• accompagnement dans la valorisation des résultats de la recherche (traduction en anglais, publications sur ce site, soutien pour publier dans des revues d’excellence et notamment dans la revue Alternatives humanitaires, participation aux Rencontres de la Fondation)
• abonnement d’un an à la revue Alternatives humanitaires
• adhésion d’un an à l’IHSA

Dates clés :

• 7 fev. 2022 : lancement de l’appel
• 7 avril. 2022 : clôture des candidatures à minuit (heure de Paris)
• 6 juil. 2022 : annonce des résultats
• 1er sept. 2022 : début de la recherche
• 1er sept. 2023 : rendu des livrables finaux

Mots-clés :

• Autonomie et interdépendances
• Gouvernances
• Coopération et partenariat
• Localisation
• Transparence
• Redevabilité
• Pratiques émergentes
• Innovations institutionnelles

Financé par :