Le projet de recherche

Actifs pauvres déstabilisé.e.s, actifs pauvres mobilisé.e.s. Inégalités sociales en temps de pandémie(s)

Notre questionnement général pourrait être résumé de la façon suivante : en quoi les mesures prises contre le Covid-19 ont-elles pu accentuer les inégalités devant la maladie et l’emploi ?

 

Des emplois bouleversés par la crise sanitaire

Cette recherche a pour vocation de mettre en lumière la manière dont inégalités sociales et mesures sanitaires prises face au Covid-19 ont interagi durant le début d’année 2020, et au-delà. Elle propose deux mouvements analytiques parallèles. Elle s’intéresse, d’abord, aux travailleuses et travailleurs pauvres sommés de continuer à travailler durant le confinement, soit parce que leur activité était jugée essentielle, soit parce qu’elles et ils ne pouvaient pas télétravailler, le télétravail étant une activité plutôt située chez les cadres. Nous cherchons à connaître l’étendue d’une potentielle surexposition au risque sanitaire, ainsi qu’à saisir le vécu de cette période pour ces personnes, bien souvent femmes. Ensuite, le projet vise à comprendre en profondeur le bouleversement de l’emploi induit par ces mêmes mesures sanitaires, et la crise économique annoncée. Des emplois caractérisés par la précarité (comme l’intérim dans tous les secteurs ou les métiers de la restauration) ont été rudement impactés, aggravant potentiellement des situations de pauvreté. Nous cherchons à prendre l’exacte mesure de ce phénomène et à comprendre les stratégies mises en place par les personnes concernées pour parvenir à subsister. Dans les deux cas, les méthodes quantitatives et qualitatives (entretiens) sont articulées. Notre questionnement général pourrait être résumé de la façon suivante : en quoi les mesures prises contre le Covid-19 ont-elles pu accentuer les inégalités devant la maladie et l’emploi ?

 

Construire des outils pour faire face aux pandémies à venir

Le choix d’enquêter en France, pays du « Nord », s’explique par les situations relativement inédites dans lesquelles cette pandémie, et les mesures qui ont été prises par les gouvernements, ont placé les populations. Il importe de connaître les conséquences à court, moyen et long-terme d’une gestion de crise qui pourrait se reproduire. En effet, de nombreuses analyses suggèrent que l’activité humaine est susceptible de favoriser l’apparition d’épidémies : déforestation et destruction des habitats naturels des animaux en général, braconnage, surpopulation des villes, en sont des potentiels facteurs – et ces phénomènes ne semblent pas près de disparaître. Nous avons donc besoin d’outils qui tiennent compte des inégalités sociales, pour y faire face collectivement.
Pour se faire, l’étude s’appuie sur dix-huit entretiens, conduits entre décembre 2020 et avril 2021. Dans leur majorité, les entretiens ont été conduits par téléphone. Les salariés ont été contactés via les organisations syndicales, les réseaux sociaux et dans un seul cas, le réseau personnel. Les recherches se centrent sur les départements les plus touchés, notamment la Seine-Saint-Denis, mais s’effectuent également dans d’autres départements, pour comparaison (par exemple, en Haute-Garonne).

 

Inscrire l’épidémie de Covid-19 dans son contexte social et politique

L’idée selon laquelle il existerait des inégalités naturelles, notamment biologiques, qui ne s’expliqueraient aucunement par le social est répandue. Or, certains indicateurs interrogent. Si les foyers de contamination ont été nombreux et disparates, un certain nombre se concentrent dans le bas de l’échelle sociale : nord industriel de l’Italie, département de la Seine-Saint-Denis, qui affiche le taux de pauvreté le plus haut en France métropolitaine (28,6 % selon l’INSEE en 2016), et plus récemment, abattoirs, lieux de forte concentration ouvrière. L’épidémie ne semble pas donc faire ses victimes au hasard. Cette recherche met à l’épreuve de l’empirie ce que d’autres recherches sur les épidémies ont montré, notamment en Afrique de l’Ouest pour le cas d’Ebola (Gasquet-Blanchart, 2017) : les crises sanitaires révèlent avec force les inégalités qui structurent la société, elles les accentuent, elles augmentent le risque pour les franges les plus fragiles d’une population. Il s’agit là de ré-inscrire l’épidémie dans son contexte social et politique.
Pour ce faire, elle se concentre sur deux catégories d’actives et d’actifs : celles et ceux qui ont continué à travailler parce que leur activité était jugée essentielle et/ou ne pouvait pas se faire en télétravail et celles et ceux qui ont perdu leur emploi, formel ou informel. Pour chaque catégorie, nous nous demandons si ces situations ont été des facteurs aggravants de risque face à la contamination et si elles se sont caractérisées par un appauvrissement notable.

 

Biographie

Cyrine Gardes est sociologue. Elle est l’autrice d’une thèse sur les conditions de travail dans les entreprises du low-cost, soutenue en 2019 à l’EHESS. Ses recherches portent depuis septembre 2020 sur le travail en contexte épidémique. Elles s’intéressent tout particulièrement à l’expérience des travailleuses et travailleuses très fortement mobilisé.e.s, comme les employé.e.s du commerce (caisse, drive, surface, etc), les employé.e.s de la logistique (grande distribution, e-commerce, médicament) et les travailleuses et travailleurs ubérisé.e.s (chauffeurs, coursiers).

 

Cet article a également été publié dans la revue Les Mondes du Travail

Gardes Cyrine, 2021, « Travailler à l’extérieur. Paroles d’essentiels », Les Mondes du Travail, 26, p. 31‑44.

 

Photo : AFP