Dans le cadre de l’aide au développement, les ONG apportent volontiers un soutien au secteur « informel ». Analysant les micro-activités de la transformation agro-alimentaire à Ouagadougou, Roberta Rubino interroge la stratégie visant à aider les micro-activités traditionnelles au détriment des entreprises semi-industrielles. Selon la chercheuse, le choix de l’économie de la survie est aussi le choix du statu quo. Un statu quo qui maintient l’Etat dans l’incapacité d’agir, qui fige la société dans une tradition fantasmée et qui engloutit les espoirs d’une jeunesse poussée à la résignation ou à l’exil. Roberta Rubino répond à nos questions.
Pourquoi avoir choisi le secteur de la transformation agro-alimentaire pour mener votre étude ?
Roberta Rubino – Quand on traverse un marché à Ouagadougou, on découvre sur les emballages une multitude de transformatrices. La transformation agroalimentaire est, en effet, pour partie réalisée dans un cadre familial, par de petites unités de production artisanales, installées au domicile et permettant juste d’assurer les besoins élémentaires de la famille. C’est ce type d’activité de survie que les ONG ont décidé de structurer, soutenir et encourager. Ce soutien se fait au détriment de que j’appelle de vraies entreprises : des structures qui créent du capital, génèrent de la plus-value, emploient des salariés dans un local dédié, et acquièrent une capacité à innover. Le secteur de la transformation agro-alimentaire me permettait donc d’analyser l’impact de l’action des ONG sur le développement de l’économie en m’appuyant sur des exemples concrets.
Votre étude porte un regard critique sur l’action des ONG, qui finalement contribuerait à piéger les acteurs locaux de la transformation agroalimentaire dans une économie de la survie. Pouvez-vous nous expliquer ce jugement ?
RR – Je déplore surtout le manque de soutien pour le développement de vraies entreprises. Faute d’aide, elles n’émergent pas. Pire, elles sont pénalisées par la concurrence du secteur informel et de l’ « économie de la survie », dont les coûts sont inférieurs et qui bénéficie d’aides. L’une de plus graves conséquences de ces « économies de la survie » est la fragmentation et l’atomisation du marché. La deuxième, non moins importante, c’est la totale déconnexion entre le prix des produits et leurs coûts de production. Ce qui laisse peu de place au développement d’entreprises autonomes semi-industrielles. Certaines préfèrent alors rentrer dans le programme d’aide des ONG.
Ainsi, en favorisant l’économie de la survie, l’action des ONG freine le développement des entreprises et pérennise l’organisation sociale traditionnelle. Aujourd’hui, la transformation agroalimentaire est un secteur « genré » réservé, presque totalement aux femmes, dans le prolongement d’une tradition qui veut que les hommes soient producteurs ou éleveurs.
Pourtant, beaucoup d’ONG s’appuient sur le travail des femmes, leur « empowerment », pour faire évoluer la société, aider à la scolarisation des enfants. L’aide au secteur informel ne s’inscrit-elle pas dans cette logique ?
RR –Ce n’est qu’un discours. Il n’y a pas de progression des droits réels. En fait, l’exclusion des femmes de toute forme de propriété et d’héritage demeure le véritable obstacle à l’« empowerment » féminin. Le soutien à l’économie de la survie ne fait que renforcer le système traditionnel, puisqu’on ne peut pas séparer l’économie du reste des relations sociopolitiques d’un groupe social. Les femmes gagneraient en mobilité ? La mobilité a toujours été une caractéristique du statut des femmes. Ce sont elles qui quittent le village pour se marier. Le travail des femmes favoriserait la scolarisation ? C’est loin d’être évident. Le type de savoir-faire « traditionnel », à la base des activités de survie renforce le pouvoir descendant, puisqu’il est transmis par les aînés. À l’inverse, l’école est le lieu d’un savoir projeté vers les futur, potentiellement capable de faire évoluer les choses, d’améliorer les techniques, d’innover. En fait, ce sont deux systèmes éducatifs opposés.
Les plus jeunes femmes que j’ai rencontrées disaient qu’elles étaient retournées vers la transformation, sous la direction de leur mère âgée gérante, suite à des échecs dans la vie professionnelle et malgré des études secondaires. C’est un défaut de modernité plutôt qu’une envie de tradition qui mène les personnes vers l’économie de la survie. Si vous ne faites pas de place aux jeunes éduqués, si vous ne construisez pas un environnement capable de donner du sens aux études, vous n’avez rien fait…
Dans le contexte de l’abolition du cloisonnement entre humanitaire et développement et pour mieux comprendre le rôle des acteurs dans cette phase de transition humanitaire, que proposez-vous ?
RR – Il faut diversifier les modalités de l’aide en ne favorisant pas systématiquement l’économie traditionnelle. On ne peut pas se contenter de soutenir le secteur informel et appeler ça du « développement ». Il s’agirait plutôt d’aider les jeunes qui sortent de l’école, de soutenir les porteurs de projets innovants, d’accompagner les petites entreprises. Je pense que le secteur du privé a un rôle important à jouer dans le développement. On ne peut pas continuer à regarder l’Afrique avec ce filtre communautaire, construit, d’ailleurs, sur la base d’une très mauvaise connaissance des modes de fonctionnement des sociétés traditionnelles.
Plus généralement, les ONG doivent comprendre que l’économie n’est pas détachée du reste de la société. On ne peut pas soutenir l’économie traditionnelle et vouloir la scolarisation : c’est contradictoire. Miser sur l’économie de la survie, c’est aussi miser sur une activité qui ne paie pas de taxes. C’est institutionnaliser le secteur informel et donc organiser l’impuissance de l’Etat. Enfin, entretenir l’organisation sociale traditionnelle revient à figer un système qui génère, chez les jeunes, un sentiment d’emprisonnement, de destin bloqué. L’émigration en est la conséquence directe.
Ne craignez-vous pas d’être accusée de promouvoir l’occidentalisation de l’Afrique au détriment des valeurs traditionnelles ?
RR -Le respect de la tradition et la peur de l’uniformisation deviennent une obsession chez les ONG, alors que les théories de l’ « occidentalisation » ont été complètement infirmées par les études de terrain. Elles pensent qu’appuyer l’économie traditionnelle implique automatiquement le renforcement des réseaux d’entraide, et favorise le partage des ressources. Ainsi, l’idée défendue est que l’Afrique « communautaire » ne se soumet pas au capitalisme néfaste dans lequel nous avons sombré. Mais cette vision est faite de préjugés, d’une grave méconnaissance de sociétés africaines traditionnelles et de fantasmes idéologiques. Il faut sortir de la dualité entre économie traditionnelle respectable et modèle occidental corrompu. La culture n’est pas un patrimoine figé, les hommes sont créateurs de culture. À chaque fois l’homme crée son interprétation personnelle. Il n’y a aucun doute que l’Afrique saura – et sait déjà – construire sa propre façon d’avancer dans la modernité. Et, ça ne ressemblera à rien d’autre. Mais le choix de figer l’économie et la culture dans la tradition conduit à une impasse.
©IRD – E. Tetaert – P. Houssin