La montée en compétences et la reconnaissance des ONG locales sont un processus long et complexe, et pourtant indispensable à la transition humanitaire. Un processus trop long d’après Jean Emile Mba, docteur en science politique, et chercheur associé au CERPSI à l’Université de Maroua au Cameroun. Il analyse les conditions du renforcement des Organisations à base communautaire (OBC). Une étape incontournable pour accéder à une plus grande souveraineté en matière d’action humanitaire et de gestion de crise.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser tout particulièrement aux Organisations à base communautaire (OBC) ?

Jean Emile Mba : L’Afrique est dans une situation de transition dans de nombreux domaines : politique, économique, énergétique et humanitaire… L’une des modalités de ces transitions est la recherche d’une plus grande souveraineté. Sur le plan politique, nous vivons une rupture avec les années 1960, une nouvelle autonomie, notamment en Afrique de l’Ouest. En matière économique, la crise de la COVID-19 a démontré de manière évidente que l’Afrique avait un besoin vital de développer la consommation et la production locales. Dans le champ humanitaire, la volonté d’une plus grande autonomie s’exprime depuis de longues années. Concrètement, il s’agit de permettre aux ONG et associations locales de porter leurs propres projets et d’accéder directement aux financements des bailleurs internationaux. Pour l’heure, les ONG internationales conservent le plus souvent un rôle d’intermédiaire dans la répartition des fonds. Et lorsque les bailleurs prennent des initiatives pour attribuer des financements directement, ceux-ci se portent d’abord sur des ONG locales qui ont déjà une maturité, une reconnaissance, un statut. Les OBC, souvent des micro-associations, n’ayant pas encore le statut d’ONG, sont ignorées et caricaturées. Ce sont pourtant elles qui effectuent le travail de terrain, généralement pour le compte des autres ONG humanitaires internationales. 

Quels sont les objectifs que vous poursuivez avec cette étude ?

JEM : Il s’agit de montrer que la transition humanitaire ne peut se mettre en œuvre que par le bas, à travers l’autonomisation des mécanismes communautaires et par extension des ONG locales. Même si la dynamique est impulsée par les bailleurs, toute démarche qui viserait à imposer un mode de fonctionnement et une méthode depuis l’extérieur sans tenir compte des spécificités et des besoins de ces acteurs locaux serait vouée à l’échec.

Ma recherche s’est focalisée sur des régions en crise humanitaire. Elle s’est déroulée en deux étapes avec la participation de 164 OBC représentatives : d’abord des ateliers rassemblant huit à douze leaders de ces organisations ; ensuite des questionnaires en ligne avec des réponses individuelles. Les focus groups sont très intéressants : ils donnent aux participants l’opportunité d’interagir et d’argumenter ; mais ils m’ont aussi permis d’évaluer leur capacité à collaborer. En effet, les discussions entre OBC mettent au jour les rapports de pouvoir entre participants, une forme de compétition, des divergences d’intérêts ou de valeurs… Le déroulement de ces ateliers est en soi une réponse à l’une de mes hypothèses. Les bailleurs souhaitent susciter la mise en réseau et la coopération des acteurs de terrain via des plateformes qui associeraient, dans de grands ensembles, les OBC sur des bases administratives ou géographiques. Mais la coopération ne se décrète pas. Elle ne peut être organisée et coordonnée par les bailleurs. Elle ne peut venir que par la volonté des acteurs eux-mêmes, sur la base d’intérêts, d’agendas et de projets communs, dans une logique de consortium. C’est la volonté des OBC elles-mêmes qui ressort des questionnaires et des échanges.

Avez-vous pu identifier les besoins et les attentes réels de ces organisations ?

JEM : L’étude confirme que les OBC manquent de capacités structurelles, organisationnelles et managériales. Ces micro-associations sont souvent organisées comme de petites familles autour d’un fondateur charismatique… Elles sont preneuses de nouvelles compétences et de nouveaux outils. Or, les ONG se mobilisent peu sur la structuration et le renforcement de leur gouvernance. Elles axent le plus souvent leurs formations sur des problématiques comme le travail des enfants, les violences de genre, etc. C’est ainsi que les OBC se sentent maintenues dans une logique de sous-traitance. Elles réalisent les actions sur le terrain, mais ne sont pas accompagnées dans leur processus de maturation. Or, c’est ce qui leur est demandé pour bénéficier directement de financements.

Comment expliquez-vous les difficultés pour accompagner ces structures vers l’autonomie ?

JEM : Les bailleurs souhaitent sincèrement accélérer l’autonomisation des ONG locales. Leur ambition est de renforcer la vitalité de société civile, les initiatives locales et l’implication citoyenne. C’est tout le sens de leur démarche. Mais entre les bailleurs et les OBC, les ONG font office d’intermédiaires avec des intentions symétriques. Elles ont mandat pour autonomiser les OBC, mais leur raison d’être est le contrôle. En d’autres termes, l’autonomie des OBC les rendrait inutiles.

Actuellement, les niveaux d’intervention s’empilent le plus souvent. Une ONG internationale répartit les fonds aux ONG nationales qui sélectionnent des OBC matures, qui auront la charge de renforcer les capacités d’une OBC non matures. Il en résulte une dispersion des financements et des énergies, et une moindre efficacité des programmes. Le processus de maturation aboutit parfois, au bout de quelques années, à des financements directs. Mais les OBC vivent plutôt cette attente comme une volonté de freiner le processus d’autonomisation. L’une des solutions suggérées par les OBC serait la mise en œuvre, par les bailleurs, de micro-financements directs.

En quoi votre étude peut-elle permettre de faire avancer la transition humanitaire ?

JEM : L’étude a vocation à faire évoluer les mentalités et les pratiques, et à consolider certaines demandes relatives à la coopération des OBC, ou au renforcement de la gouvernance et de la structuration des micro-associations. Les premières cibles sont les OBC elles-mêmes, et en premier lieu celles qui ont participé aux ateliers. Des réunions seront donc organisées pour présenter les résultats de l’étude. Mais plus largement, il s’agit de parler aux bailleurs directement, ainsi qu’aux chercheurs et aux ONG elles-mêmes. L’enjeu est bien que tous les acteurs puissent non seulement apprécier les besoins et les attentes des OBC, mais également comprendre que la transition humanitaire s’inscrit dans une marche inéluctable vers la souveraineté. Elle peut être accompagnée, encouragée, soutenue, mais en aucun cas organisée de l’extérieur.

Crédit photo du haut : Jean Emile Mba