Comment les exilés ukrainiens vivent-ils les dispositifs d’aide qui leur sont consacrés en France ? Comment s’en emparent-ils pour écrire leur avenir ? C’est à ces questions que répond l’étude menée par Denys Gorbach, chercheur en science politique. Ukrainien vivant en France, il a pu interviewer ses compatriotes exilés dans plusieurs régions et villes françaises.

La prise en charge spécifique des réfugiés ukrainiens a pu susciter des critiques ou de l’envie de la part de certaines associations du fait d’inégalités de prise en charge. Quelle est votre position sur ce point ?

Il est incontestable que les réfugiés ukrainiens ont bénéficié de dispositifs plus généreux et de certains avantages par rapport aux autres exilés : accès facilité aux prestations de santé, à l’hébergement d’urgence, à la scolarisation des enfants. On leur a accordé le droit de travailler et de circuler. Nombre d’entre eux ont été accueillis directement dans des familles.

En revanche, contrairement à beaucoup d’autres réfugiés, ils n’ont pas pu s’appuyer sur un réseau social existant. Leur point de chute à Lille, à Nice ou à Paris, relevait du hasard le plus total. Chez les personnes déplacées, la survie dépend aussi de l’amplitude de leurs réseaux. Les liens d’amitié, les liens familiaux ou culturels ajoutent quelque chose à la stratégie de subsistance. Le réseau, et les pratiques informelles, comme le travail dissimulé, offrent aux personnes exilées un potentiel pour s’intégrer. J’ai d’ailleurs été surpris de les entendre affirmer qu’ils ne travaillaient pas au noir.

Comment l’expliquez-vous, et en quoi est-ce un problème ?

A priori, il est tout à fait naturel de chercher des opportunités d’emploi informel face à un marché du travail difficilement accessible. Encore faut-il déjà avoir un certain nombre de compétences — langue, codes culturels — et les fameux réseaux pour trouver un travail non déclaré. Les réfugiés ukrainiens affirment, par ailleurs, ne pas vraiment en chercher, du fait du caractère très formalisé des interactions socio-économiques en France. Pour louer un appartement, il faut montrer un contrat de travail officiel ; ce contrat sert également de gage de bonne intégration aux yeux des préfectures. Bref, bien qu’il soit séduisant de gagner de l’argent non déclaré, les incitations à travailler officiellement restent plus puissantes, même pour des personnes aussi précaires.

Enfin, travailler en tant que femme de ménage après avoir pratiqué le métier de fonctionnaire ou de commerçante est un pas difficile pour l’estime de soi. La plupart des Ukrainiennes qui ont pu arriver en France sont surqualifiées pour les secteurs du marché de travail auxquels elles peuvent raisonnablement prétendre en tant que réfugiées sans connaissance de la langue. La peur du déclassement est donc un autre frein.

À cela s’ajoute le fait que certains dispositifs de soutien peuvent décourager la recherche d’un emploi officiel. Dans une famille de 5 personnes, composée de deux grands-parents âgés de plus de 70 ans, d’une mère et de ses deux enfants, la femme est dissuadée de prendre un emploi. Car toute la famille risquerait de perdre les aides dont elle dispose déjà.

Comment les réfugiés ukrainiens que vous avez rencontrés vivent-ils leur situation ?

Beaucoup ressentent une forte insatisfaction. Conscients des efforts déployés pour les accueillir, ils ne veulent pas se montrer ingrats. Ils veulent jouer le jeu de la légalité dans le respect du parcours qui leur est proposé. Mais, en leur donnant de quoi subvenir à leurs besoins dans un cadre légal et formel, les aides les placent dans une situation d’attente qui dure. La ressource d’empathie et de solidarité, qui a caractérisé l’accueil des Ukrainiens en France en 2022, s’épuise progressivement : il y a de moins en moins de familles françaises prêtes à héberger les réfugiés chez soi. Pourtant, ils sont toujours là, incapables de louer ou de trouver un logement social.

Nombre d’entre eux se plaignent de ce qu’ils nomment la bureaucratie. Il est vrai que les gros dossiers de documents imprimés, nécessaires pour toute démarche en France, sont choquants pour un étranger, tout comme les délais d’attente qui peuvent durer des mois. Mais là, il s’agit de normes sociétales auxquelles sont soumis tous les résidents du pays, Français ou pas.

En fin de compte, ils rêvent de faire ce que la société attend d’eux : devenir autonome, travailler, construire un avenir à leurs enfants… Mais, pour l’heure, ce qui leur est proposé ne le permet pas.

D’après votre enquête et les réponses des personnes que vous avez interrogées, quels sont les points faibles de la stratégie d’accueil des réfugiés ukrainiens en France ? Quelles solutions permettraient d’améliorer la situation ?

Les exilés ukrainiens évoquent d’abord la question du logement. Ce qui correspond à un besoin fondamental de stabilité pour envisager l’avenir. Ils ne comprennent pas que la difficulté à obtenir un logement pour les réfugiés s’inscrit dans la problématique plus large de la crise du logement en France.

De même, la maîtrise du français est un préalable incontournable pour espérer s’insérer sur le marché de l’emploi. Or, les exilés ukrainiens ont l’impression d’appartenir à une espèce à part. Les cours de langue sont souvent conçus pour des exilés qui, du fait du passé colonial de la France, ont une familiarité avec la langue française. La question des cours de langue ne concerne pas que les Ukrainiens. De plus en plus de réfugiés non francophones — syriens, afghans… — sont confrontés à cette difficulté.

En Allemagne, l’accueil est plus encadré : les cours de langue sont obligatoires ; le droit à circuler et le lieu de vie sont contrôlés. Finalement, ces contraintes imposent un temps qui permet de respirer et de se préparer. N’oublions pas que ces réfugiés ont vécu un véritable traumatisme, un choc psychologique. En France, le droit de circuler et de travailler immédiatement agit presque comme une injonction à se lancer dans la vie normale et à s’assumer financièrement, alors qu’ils ne sont pas armés pour y parvenir. Ce qui est d’autant plus frustrant…

Crédit photo du haut : @Jenelle Eli / Pologne