La crise du Covid-19 a mis sur le devant de la scène des scientifiques chargés d’éclairer la décision politique. Ont été convoquées, la médecine, la biologie, l’épidémiologie… mais aussi les sciences humaines. Laurent Vidal, anthropologue, directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) nous rappelle leur rôle essentiel dans le traitement des épidémies, notamment en Afrique, et s’interroge sur ce que révèle cette épidémie de nos représentations de ce continent.
Quel est le rôle des sciences humaines dans la gestion d’une crise sanitaire telle que celle du Covid-19 ?
Laurent Vidal : Cela fait longtemps, peut-être depuis les premières épidémies d’Ebola dans les années 1970, que les sciences humaines sont sollicitées et mises à disposition des médecins pour faire face aux épidémies. Il s’agit, d’abord, de comprendre les réactions des populations confrontées non seulement à l’épidémie mais également à l’action des soignants. Pendant la crise Ebola, les anthropologues sont montés au front pour jouer les médiateurs et déminer l’hostilité des populations face à l’intervention des humanitaires, parfois accusés de propager la maladie. De ce travail ont résulté des analyses générales et des propositions très concrètes. Par exemple, les manipulations des corps propres au rituel précédent les funérailles étaient considérées par les médecins comme un risque majeur de transmission du virus. Les anthropologues ont contribué à proposer un aménagement du rite, à la fois compatible avec les codes culturels et les règles sanitaires.
Dans le cas du Covid-19 en France, la présence de Laëtitia Atlani-Duault (anthropologue chercheure à l’IRD, et membre du Conseil scientifique de la Fondation), parmi les membres du Comité scientifique mis en place par Emmanuel Macron, procède de la même logique. Il s’agit d’évaluer les risques sociaux liés aux décisions sanitaires, pour éviter les malentendus, éclairer les contextes et, par exemple, anticiper l’impact psychologique du confinement ou prévenir l’augmentation des violences domestiques.
Dans une tribune publiée dans Le Monde avec d’autres chercheurs, vous déplorez que la crise du Covid-19 soit une nouvelle occasion de diffuser un discours catastrophiste sur l’Afrique. Quelle est votre analyse ?
LV : De nombreux commentateurs se sont empressés de pronostiquer une catastrophe en Afrique. Ce discours se fondait de façon univoque sur une série d’arguments négatifs mêlant la fragilité des systèmes de santé, les conditions de vie, la promiscuité… Sauf que d’autres éléments, de nature à contrebalancer ces facteurs de risque étaient, de manière irrationnelle, totalement occultés : la jeunesse de la population et les premières statistiques qui faisaient état d’une mortalité contenue. Le discours catastrophiste renvoie l’Afrique à une perception globalisante où, forcément, les choses vont mal se passer. Or, les situations varient d’un pays à l’autre. De plus, tout en restant très prudent et sans préjuger de l’avenir, le désastre annoncé n’a pas eu lieu. Mieux encore, les Etats ont pris des décisions rapides et judicieuses. Le Mali a fermé ses frontières avant le premier cas officiel. Les pays africains ont pioché de manière raisonnée dans la boite à outils proposée par l’OMS. Ils n’ont pas agi, comme on a pu le suggérer, dans le mimétisme des Occidentaux. Confrontés à une hiérarchie des risques bien différente, ils ont rapidement abandonné le confinement, véritable bombe sociale, et ont arbitré entre les risques sanitaires et socio-économiques. À ce stade, cela a bien fonctionné ; et la résistance à l’épidémie revêt un caractère symbolique, source de fierté, pour les Etats comme pour les populations.
Le discours alarmiste n’a-t-il toutefois pas une utilité pour mobiliser l’opinion face à un risque ?
LV : Je ne dis pas que ce discours est malintentionné. Il relève parfois de la bienveillance ou de la compassion, mais également d’un certain néo-paternalisme. L’Afrique, regardée de haut, a nécessairement besoin de nous, l’Occident. Ce discours peut effectivement servir les intérêts de certains États ou de certaines organisations. En noircissant le trait, en jouant sur les ressorts de la peur, ces commentateurs ont pu se dire que cela allait produire un électrochoc pour que l’Afrique ne soit pas oubliée. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment évolue le débat autour d’un éventuel vaccin et de son accès. Mais, le catastrophisme est une arme à double tranchant. Je préférerais que les commentateurs se fondent sur des faits scientifiques plutôt que sur des projections. À cet égard, et malgré la mise en valeur d’un Comité scientifique en France, je ne suis pas certain que la crise du Covid-19 ait consacré le triomphe de la rationalité.
Photo du haut : @IFRC