Docteure en épidémiologie, Emilie Mosnier partage son temps entre son activité de médecin infectiologue, et ses recherches en Santé publique. Elle s’est associée à Olivia Nevissas, anthropologue, pour mener une étude sur une population essentielle dans la réponse à la crise du Covid, très exposée à de nombreux risques, notamment psychosociaux, et pourtant peu étudiée : les bénévoles.
Votre recherche porte sur les bénévoles. Pourquoi aborder ce sujet, tout particulièrement, pendant la crise du Covid?
Emilie Mosnier : les bénévoles représentent une large part de la réponse aux crises. Cela a toujours été vrai à la Croix-Rouge, et cela s’est vérifié tout particulièrement pendant la crise du Covid. L’antenne de Provence Alpes Côte d’Azur a, par exemple, accueilli pas moins de 600 nouveaux bénévoles sur cette période. Cette population nombreuse, essentielle, en première ligne, est pourtant peu étudiée. Il m’a semblé primordial d’en savoir plus.
L’épidémie a eu un fort impact sur tout le monde, et notamment sur les bénévoles engagés sur des missions d’assistance aux personnes, plus ou moins liées à la maladie : activités d’entraide, distribution de repas, transport de patients, soutien scolaire… Ma recherche vise à évaluer et décrire l’impact psychosocial de la crise du Covid, à identifier les mécanismes d’adaptation individuels et collectifs qui se sont manifestés, et à analyser comment le rapport au risque a pu évoluer et influer sur les comportements.
Votre terrain d’étude se partage entre Marseille et la Guyane. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
EM : même si la Guyane est française, ce territoire présente des spécificités en termes de population, de précarité, de diversité ethnique, de services publics… Le fait de mener notre enquête sur ce territoire et à Marseille donne un petit goût d’analyse comparée nord-sud. De plus, l’organisation du bénévolat au sein de la Croix-Rouge y est très différente. Enfin, on a constaté un décalage temporel dans la vague épidémique entre les deux zones. Or, le rapport au risque s’est transformé au cours de la crise : c’est d’abord la peur, pour soi-même et pour ses proches, qui l’a emporté tandis que progressivement l’évolution des connaissances a amené à une meilleure maitrise du risque. Étudier en parallèle la Guyane et Marseille nous a donc permis de tenir compte de cette évolution.
Quelles sont les premières observations issues de vos enquêtes, notamment en ce qui concerne l’impact psychologique de la crise sur les bénévoles ?
EM : paradoxalement, les retours ne sont pas forcément négatifs. Dans une période où les Français ont souffert d’isolement ou ont été contraints à l’inaction, les bénévoles se sont sentis utiles, même essentiels et renforcés dans leur sociabilité. La crise a validé leur engagement ; ils ont été valorisés, notamment par l’afflux de nouveaux bénévoles auprès desquels il a fallu transférer leur expérience et leurs connaissances. Face à la menace du Covid, certains ont eu le sentiment de vivre « une grande aventure ». Le surinvestissement dans l’engagement bénévole peut d’ailleurs être un mécanisme de défense activé collectivement face à une menace.
EM : naturellement, beaucoup de bénévoles se plaignent aussi de fatigue, d’irritabilité, d’épuisement. Ils ont eu à subir un stress cumulatif, lié non seulement à leur activité de bénévole, mais aussi aux doutes sur leur vie professionnelle, ou à la peur pour leur famille. Beaucoup ont été déstabilisés par la crise, notamment par la précarisation des bénéficiaires. Dans un autre registre, les seniors, qui fournissent souvent de larges contingents de bénévoles, ont assez mal vécu qu’on leur demande de se mettre en retrait. Finalement, en voulant les protéger du Covid, on les privait des bénéfices secondaires sociaux liés au bénévolat.
Comment votre recherche peut-elle permettre d’améliorer l’organisation de la réponse par les bénévoles aux prochaines crises ?
EM : les périodes de crise permettent de faire des bonds en avant en termes d’innovation. Notre étude vise à organiser un retour d’expérience pour en tirer des applications concrètes. Il s’agit d’analyser les stratégies d’adaptation collectives qui ont émergé de la crise, et de réfléchir aux innovations qui pourraient être pérennisées, ou à d’éventuels manques qu’il faudrait combler. Par exemple, l’épidémie a vu émerger des « groupes d’auto-support », des services créés spontanément par des acteurs de terrain pour répondre à l’urgence et aux nouveaux besoins, en utilisant des outils comme Whatsapp. Comment les développer, les faire dialoguer au sein de la Croix-Rouge, en faire une ressource commune ? Les bénévoles les plus âgés ont mal vécu leur mise à l’écart… Comment mieux préparer ou nuancer ce type de recommandations descendantes qui organisent le bénévolat au sein de la Croix-Rouge ? Enfin, on a constaté que la plus grande source de souffrance des bénévoles provenait de la précarisation ou de la détresse des bénéficiaires. Quels dispositifs mettre en place pour mieux accompagner, écouter, soutenir les bénévoles ?
Vous êtes médecin, docteur en épidémiologie, formée aux sciences dures. Que vous apportent les sciences sociales dans votre recherche ?
EM : dans les épidémies, depuis Ebola, l’utilité des sciences sociales pour améliorer la réponse aux crises ne fait plus aucun doute. Étudier les représentations des personnes et leurs besoins est indispensable pour faire évoluer les comportements. Or, on le constate encore avec la crise du Covid : la question du comportement est le principal levier pour lutter contre l’épidémie. Après l’enjeu du respect des gestes barrières viendra le défi de la vaccination et de la lutte contre les réticences ou les fake news. L’épidémiologie est une science qui manipule des données, des chiffres. Mais pour vraiment comprendre les enjeux et dénouer la complexité des réactions des populations, les sciences sociales sont indispensables. Elles sont déjà parties prenantes du Conseil scientifique mis sur pied en France pour guider les décisions de santé publique. L’étape suivante pourrait être de donner plus de place aux ressentis des personnes, mieux écouter les malades, développer l’éducation thérapeutique, pour que les gens s’approprient leur santé et la stratégie qui est mise en œuvre. Les sciences sociales ont un rôle majeur à jouer pour atteindre cet objectif.
Photo du haut : ©IFRC