L’élan de solidarité en faveur des réfugiés ukrainiens ne s’est pas limité aux grandes villes. Le monde rural s’est mobilisé dans l’accueil, par l’engagement d’associations ou de citoyens désireux d’agir. Jordan Pinel, chercheur en géographie au laboratoire Migrinter de l’Université de Poitiers a interrogé ces familles, souvent novices dans l’accueil de réfugiés.

Pourquoi s’intéresser particulièrement à l’accueil des réfugiés ukrainiens en milieu rural ? Les problèmes ou l’engagement y sont-ils différents ?

En matière d’accueil des migrants, beaucoup de choses se passent dans les grandes villes. Mais ces dernières années, les initiatives d’aide aux réfugiés se sont développées dans les milieux ruraux. La crise ukrainienne a accéléré ce phénomène.

La principale difficulté de l’accueil des réfugiés en milieu rural est le manque d’autonomie. En l’absence de transports collectifs, c’est à la famille d’accueil que revient la mission de gérer les déplacements. Or les Ukrainiens qui ont fui leur pays l’ont fait en famille, souvent avec des personnes âgées. La scolarisation des enfants, les démarches administratives, les visites chez le médecin, quand celui-ci accepte de nouveaux patients, ou tout simplement les courses sont autant d’occasions de mettre à contribution les familles d’accueil. Lors de mes entretiens, j’ai recueilli le témoignage d’un couple qui a accueilli des personnes âgées ukrainiennes. L’une d’elles a subi une opération du genou, ce qui a généré des dizaines d’allers-retours chez les médecins et les kinésithérapeutes. La plupart des familles évoquent ainsi une charge mentale pesante, d’autant plus forte que l’accueil s’est parfois prolongé plus qu’elles ne l’avaient imaginé.

Vous décrivez l’élan de solidarité qui s’est répandu dans certains villages ; mais dans le même temps, vous pointez du doigt le risque d’essoufflement. Qu’en est-il ? L’engagement a-t-il été pérenne ?

La crise ukrainienne a suscité un vaste mouvement de solidarité, encouragé par les pouvoirs publics et massivement relayé par les médias. Il y a eu un véritable effet boule de neige qui s’est développé à partir d’initiatives diffuses. Dans un village de 600 habitants, ce sont ainsi trois familles qui ont accueilli des réfugiés ukrainiens : d’abord une ; puis, elle s’est assurée du soutien de son entourage ; la mairie a diffusé un appel aux bonnes volontés ; un groupe WhatsApp s’est créé ; la mairie s’est mobilisée ; d’autres candidats sont apparus, épaulés à leur tour par leurs voisins…

L’engagement a sans doute été facilité par la proximité géographique et culturelle des réfugiés. La plupart des familles que j’ai interviewées étaient novices dans l’accueil. À quelques exceptions près, la cohabitation n’a pas excédé les six mois. Beaucoup ont été soulagés que l’expérience se termine, soit parce que les familles ont trouvé une solution d’hébergement pérenne, soit parce qu’elles ont rejoint leur pays. L’essoufflement est perceptible dans les entretiens. L’élan de solidarité était une réponse à une situation d’urgence. Mais héberger, et finalement prendre en charge une famille pendant plusieurs mois, sans réel soutien, est bien plus exigeant que d’accueillir un demandeur d’asile dans le cadre d’une association ou d’un collectif d’aide aux migrants.

Les nouveaux accueillants n’ont-ils pas pu s’appuyer sur ces réseaux d’acteurs habitués à coordonner l’aide apportée aux populations fragiles ?

La différence de prise en charge entre les réfugiés ukrainiens et les autres a mis les associations et collectifs hors-jeu. Les Ukrainiens ont bénéficié de nombreux avantages : droit de travailler et de circuler, attribution automatique de papiers, accès facilité au logement, scolarisation des enfants… Ainsi, les problèmes habituels pour lesquels les associations se battent aux côtés des demandeurs d’asile étaient-ils réglés ; tandis que les associations n’avaient pas les réponses aux autres questions spécifiques des réfugiés ukrainiens. Dans le territoire où j’ai mené mon étude, c’est l’association Audacia qui a été désignée par appel d’offres de l’État pour orienter et accompagner les réfugiés ukrainiens. On peut donc dire que l’accueil des réfugiés ukrainiens a quasiment été géré via un système parallèle, sans vraiment s’appuyer sur le réseau associatif existant.

Quel bilan tirez-vous de ce mouvement de solidarité qui s’est développé dans le monde rural ? Qu’a-t-il donné ?

D’abord, l’accueil des réfugiés ukrainiens s’est construit sur une volonté forte d’intégration sociale : accès au marché du travail, scolarisation, apprentissage de la langue… Mais, au final, beaucoup sont repartis et peu ont réellement appris la langue française. Peut-être parce qu’ils envisageaient leur séjour de manière provisoire, peut-être parce que les dispositifs sont mal adaptés aux populations non francophones. Il y a aussi eu de belles histoires, avec notamment deux emplois à temps plein dans l’agriculture ou un autre en architecture.

Malgré les difficultés rencontrées par les familles hôtes, l’expérience a été positive au niveau de la vie de village. Des recherches ont déjà montré que l’accueil des étrangers en milieu rural avait un véritable effet dynamisant, notamment parce qu’il est susceptible d’apporter de la main-d’œuvre agricole et qu’il permet de maintenir les écoles ouvertes. Ici, on peut ajouter que le mouvement de solidarité a révélé ou même nourri la vitalité du monde rural et sa capacité à agir collectivement.

Crédit photo du haut : @Nicole Robicheau / IFRC