Marc-Henry Soulet, professeur de sociologie à l’Université de Fribourg en Suisse, est intervenu lors des Rencontres de la Fondation 2022. En définissant le lien social et les conditions dans lesquelles on peut agir dessus, il offre des clés pour comprendre, interroger, améliorer la relation d’aide et le travail social.
Peut-on définir le lien social ?
Le lien social est une fiction. Personne ne l’a jamais vu se promener dans la rue. C’est une fiction nécessaire aux sociologues, un postulat de base : il n’y a pas de société sans liens. Ainsi, la sociologie se distingue des libéralismes économique et philosophique qui fondent leurs analyses sur l’individu : sa raison, ses croyances ou son intérêt. Pour le sociologue, avant l’individu, il y a les relations. En d’autres termes : on ne naît pas individu, on le devient.
Ce lien social a des manifestations bien tangibles, bien réelles autour de nous. Ce sont d’abord les liens personnels, comme l’attachement à sa famille ou à ses proches… On parle de liens forts. À cela s’ajoutent des liens secondaires qui nous attachent aux institutions par les rôles sociaux. Il faut assurer, se lever, travailler, sourire au voisin, remercier la boulangère, respecter les autres et la loi, être un citoyen éco-responsable, un collègue ponctuel, un joueur fair-play et habile, un bon père de famille… Nous avons une image à préserver aux yeux des autres, et à nos propres yeux. Ces rôles sociaux sont multiples ; ils sont porteurs de sens. La société nous reconnaît dans notre capacité à tenir des quantités de rôles, indépendamment de ce que nous sommes. En réalité, ces liens dits faibles sont bien plus forts qu’on ne le croit. Ils nous attachent, nous structurent, nous obligent et nous font nous tenir droit. En cela, le lien social est une fiction, mais c’est une fiction agissante.
Le lien social agit. Mais comment peut-on agir sur le lien social ?
Pour l’ensemble des membres d’une collectivité, on peut éduquer au vivre ensemble, travailler à la tension entre égalité et différences, transcender les divergences, s’accorder sur des principes qu’on reconnaît comme communs…
Pour les plus démunis, le problème est différent. On parle souvent de personnes vulnérables, comme si elles risquaient quelque chose. En réalité, elles sont déjà victimes d’une blessure fondamentale, d’une blessure du lien. Privé de lien social, l’exclu n’est plus relié. Et avant toute autre chose, il n’est plus obligé, c’est-à-dire qu’il n’est plus tenu de faire bonne figure, de jouer ses rôles sociaux. Sans attaches ni contraintes, il n’est plus un être social. Il est un individu libre, trop libre… Retisser le lien social revient donc à trouver le moyen de recréer, dans un cadre protecteur, des situations où les personnes sont engagées, obligées, c’est-à-dire des situations où elles ont une opportunité de redevenir dignes de confiance, et d’en être fières.
À quelle condition la relation d’aide peut-elle permettre de recréer ce lien social rompu ?
La lutte contre la grande exclusion s’apparente à un travail diplomatique qu’on pourrait faire reposer sur quatre piliers : rejoindre, rencontrer, mobiliser et pluraliser. Rejoindre, c’est très concrètement « aller vers », travailler hors les murs, changer de territoire. Par exemple : les maraudes. Mais, changer de lieu ne suffit pas. Il faut s’ouvrir à l’autre, le rencontrer dans son étrangeté, changer de posture et prendre au sérieux ses règles et ses normes… comme avec n’importe qui. Finalement, il s’agit de s’efforcer de le traiter comme un semblable : quelque chose qui ne va pas toujours de soi dans la relation d’aide et qui constitue un acte d’humanisation.
Ensuite, il est essentiel de mobiliser, impliquer, engager, obliger. L’idée est de faire en sorte que la relation dure pour qu’il assume un rôle social, pour qu’il y ait une réciprocité. Attention, il ne s’agit pas de passer un contrat contraignant donnant donnant. Le risque serait trop fort. Au contraire, il s’agit de susciter l’envie d’être à nouveau crédible, de répondre à une attente, de se montrer à la hauteur. La relation d’aide doit absolument se défendre d’être un don infantilisant et humiliant. Enfin, pluraliser, c’est donner accès à d’autres rôles sociaux, d’autres fonctions, d’autres attaches, d’autres obligations. Personne ne peut se contenter d’en être réduit à jouer à perpétuité un seul rôle : celui de vieux, de réfugié, de précaire…
Crédit photo du haut : FICR / Egor Tetiushev