Lancée par la Croix-Rouge française en 2023, l’expérimentation du Repair Lab humanitaire itinérant suscite de l’espoir, de l’enthousiasme et des questions. Pour mieux comprendre les bénéfices de ces ateliers de réparation mobiles destinés aux personnes en situation de grande précarité, Louise Brosset, initiatrice et coordinatrice du projet au sein de la Croix-Rouge française à Montpellier a sollicité une recherche dans le cadre du programme Bénévo’Lab1 de la Fondation. Jérémie Grojnowski, docteur en anthropologie visuelle, dont les recherches portent sur les alternatives technologiques, s’est efforcé de son côté d’explorer ses interrogations dans l’étude intitulée « Autonomie technique et émancipation psychosociale », qu’il mène actuellement avec l’accompagnement de la Fondation. Louise Brosset a souhaité mettre des mots, des concepts et une explication scientifique sur les innombrables bienfaits que les acteurs de la co-réparation constatent lorsque des personnes se livrent à un acte de réparation sur un objet qui leur est cher ou utile. L’expression de ce besoin a donné corps à la recherche menée actuellement par Jérémie Grojnowski.
Nous avons organisé un échange avec chacun d’eux pour comprendre l’articulation entre la réflexion sollicitée par Louise, l’humanitaire, et le travail de Jérémie, le chercheur en sciences humaines et sociales. Retrouvez ci-dessous l’interview de Jérémie Grojnowski.
Par quel angle avez-vous abordé cette recherche portant sur l’impact psycho-social de l’acte de réparation ?
Jérémie Grojnowski : Mes précédentes recherches m’ont conduit à m’intéresser à un certain nombre d’initiatives menées dans le champ des alternatives technologiques, du domaine du logiciel libre à ceux de la low-tech, de l’auto-construction, de l’auto-réparation… Ces initiatives s’inscrivent dans une démarche citoyenne qui encourage à développer un rapport plus émancipé aux technologies qui nous entourent.
La recherche sur le Repair Lab Humanitaire a été pour moi l’occasion d’élargir cette réflexion sur les alternatives technologiques au domaine de l’humanitaire. J’avais déjà questionné, auparavant, la portée émancipatrice de pratiques collectives s’inscrivant dans une recherche d’autonomie technique. Mais dans le cas de publics en situation de grande précarité, et notamment en situation d’exil, la question de l’émancipation par le « faire », et plus spécifiquement par l’activité de réparation, trouve une résonance particulièrement vive.
Ce qui se joue dans l’acte de réparation vous était donc familier. Qu’avez-vous découvert en l’explorant auprès de ce public ?
JG : La question de l’urgence est déterminante. L’activité de réparation répond tout d’abord à des besoins essentiels : réparer un vélo pour se déplacer, un téléphone pour garder le lien avec ses proches, un vêtement déchiré, des chaussures abimées par l’humidité… Ensuite, pour des personnes isolées et en situation d’exclusion, la réparation, lorsqu’elle est pratiquée dans un cadre collectif, comme c’est le cas avec le Repair Lab, devient un moment de socialisation, d’échange, de convivialité et d’entraide. Les usagers y rencontrent une équipe attentive à leurs difficultés et en mesure de les conseiller. Cette activité revêt également une dimension symbolique : réparer un objet, c’est aussi cultiver l’idée qu’on peut avoir une seconde chance dans la vie. De plus, la remise en état de l’objet crée un sentiment de « petite victoire », une fierté d’avoir fait par soi-même ou ensemble, d’avoir parfois rendu service à quelqu’un, et surtout de se sentir utile. Enfin, l’acte de réparation peut réactiver des savoir-faire professionnels, par exemple lorsqu’on manipule une machine à coudre. Ce réveil de compétences acquises avant ou pendant le parcours d’exil aide les participants au Repair Lab à reconstruire un rapport au travail, avec tout ce que cela implique en termes d’estime de soi. C’est un des aspects qui me paraît le plus fort.
L’anthropologie visuelle intègre l’outil audiovisuel à vos observations sur le terrain. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre approche ?
JG : Mobiliser les ressources de l’audiovisuel a été un moyen de se concentrer sur les interactions entre les usagers et les bénévoles, ou encore sur les gestes et les émotions qui se manifestent lors l’activité de réparation. En revoyant les rushes, j’ai été par exemple frappé par le fait qu’au-delà des usagers du Repair Lab, la réparation est également extrêmement valorisante et bénéfique pour les bénévoles qui les assistent et s’impliquent dans une relation d’entraide. La caméra permet de saisir une ambiance qui s’installe, l’énergie collective qui prend vie, la façon dont le travail de réparation devient une occasion d’échanger, de se confier, de créer du lien. Cette activité génère un environnement propice à la rencontre, que le film contribue à révéler, en détail, dans toute sa subtilité.
Ne craignez-vous pas que la présence d’un dispositif audiovisuel influence les comportements ?
JG : Toute observation, quelle qu’elle soit, peut influer sur le réel observé, le plus souvent à la marge. Toutefois, les images que j’ai recueillies montrent que l’engagement dans l’activité de réparation et les interactions entre les participants aux ateliers du Repair Lab prennent le dessus sur la conscience d’être observé par une caméra et par un chercheur. L’approche par le film a même été l’occasion de nouer une forme de collaboration avec certains membres de l’équipe du Repair Lab. On est dans une enquête plus participative où la personne filmée va avoir la possibilité de suggérer des idées, de mettre en avant certains aspects, de contribuer au tournage.
Quelles applications concrètes imaginez-vous dans le sillage de votre recherche ?
JG : Il s’agit avant tout de documenter une expérience pionnière en France, dans le domaine de l’humanitaire, afin de saisir le potentiel émancipateur voire « réparateur » des ateliers de réparation pour des personnes en situation de précarité extrême. Plus précisément, l’enjeu est d’identifier les bénéfices psychosociaux de l’activité de réparation en se concentrant non seulement sur le Repair Lab Humanitaire itinérant, mais aussi, par une approche comparative, sur d’autres espaces de réparation collaboratifs tels que les Repair Café. Peut-on parler, à cet égard, d’une thérapie par le faire ? Si oui, à quel niveau intervient-on ? Que soigne-t-on exactement ? Sur quels leviers agit-on ? Répondre à ces questions aidera à accompagner le Repair Lab dans son développement, mais aussi, potentiellement, d’autres projets similaires à vocation humanitaire.
Photo du haut : © Christophe Hargoues
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[1] Bénévo’Lab est un programme de recherche de la Fondation Croix-Rouge française, dont l’initiative vient des volontaires (bénévoles et salariés) de la Croix-Rouge française. L’idée est de leur permettre de bénéficier d’un soutien scientifique dans les réflexions qu’ils conduisent sur leurs missions.