Dans le cadre des célébrations du 160e anniversaire de la Croix-Rouge française, nous avons rencontré Virginie Alauzet, responsable du pôle systèmes de gestion des documents et des archives de l’association. Retrouvez ci-dessous les réponses aux trois questions que nous lui avons posées. Un passionnant échange autour du rôle des archives.
La Fondation a organisé au printemps dernier l’intervention de deux éminents historiens, dans le cadre de ses Pauses-Culture-Recherche au Campus Croix-Rouge. Joël Glasman, professeur à l’université de Bayreuth en Allemagne, est venu nous expliquer comment les sciences humaines pouvaient être utiles à l’action humanitaire. Romain Fathi, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po à Paris, nous a quant à lui parlé du début de l’expansion formidable de la Croix-Rouge dans l’immédiat après Première Guerre mondiale ? Pourquoi est-ce important d’écouter la parole des historiens et d’investir dans l’histoire, si l’on veut construire une organisation d’avenir ?
Virginie Alauzet : Le travail des historiens est fondamental. On perçoit souvent l’histoire comme une matière qui traite du passé. Au contraire, les travaux des historiens et les éclairages qu’ils apportent participent à la compréhension du présent et à la construction de l’avenir. Ils permettent d’avoir un regard critique, d’apporter des réponses fondées sur des données et des analyses objectives. Disposer d’éléments de compréhension fiables de son parcours et des événements qui l’ont jalonné permet de se donner des objectifs pertinents, de se remettre en question, de prendre des décisions, d’agir avec cohérence.
À titre collectif comme à titre individuel, notre histoire, nos expériences nous structurent, nous en sommes les acteurs, comme nous sommes les acteurs de notre histoire à venir. Donc oui, il est important d’écouter la parole des historiens, elle est un socle, elle nourrit nos réflexions, donc nos actions, avec une appréhension plus fine de la complexité du monde. Ils aident à « penser dans l’incertitude », pour reprendre Joël Glasman, et à se projeter.
Enfin, l’histoire est riche d’exemples de créativité, de courage (je pense notamment aux femmes humanitaires) et d’innovation. C’est une vraie source d’inspiration pour la recherche de solutions originales aux défis contemporains.
On célèbre cette année les 160 ans de la Croix-Rouge française. En quoi une telle célébration nous permet, justement, de revisiter nos défis contemporains les plus urgents ? Comment permet-elle de questionner le présent ?
VA : Un tel anniversaire, plus qu’une célébration, est l’occasion d’un ré-ancrage dans nos valeurs et principes fondamentaux, dans notre héritage commun. Notre histoire est notre identité, elle nous rend uniques. C’est surtout l’occasion d’une mise en perspective, voire d’une introspection. C’est ce que nous avons fait cette année, souligné par le président Philippe Da Costa dans son rapport moral à notre assemblée générale cette année. L’anniversaire de nos 150 ans il y a dix ans abordait l’histoire sous l’angle de la « belle histoire de la Croix-Rouge ». Cet angle est encore présent, il est important de valoriser l’engagement par un prisme positif. Dix ans plus tard, nous allons plus loin, en regard des événements et des contextes particuliers aussi. La montée des extrémismes, la mise en cause du Droit international humanitaire (DIH), du principe de neutralité, nos positionnements, le développement de nos établissements… autant de sujets pour lesquels nous avons interrogé notre histoire. Cette interrogation ne date bien sûr pas de cette année, elle n’était pas inexistante en 2014, mais je mesure l’écart sur la décennie. L’évolution est notable et son observation significative.
Par rapport à l’historien, quel est le rôle, selon vous, de l’archiviste et des archives dans la société actuelle, et plus particulièrement dans le secteur humanitaire ?
VA : Les archives sont une matière essentielle au travail des historiens. Le rôle de l’archiviste est d’assurer leur préservation, leur accessibilité et leur exploitabilité à long terme, de les contextualiser pour les rendre compréhensibles. Il travaille pour que le travail de recherche soit possible. Pour cela, les organisations doivent investir et ne pas négliger ce domaine. Elles y ont tout intérêt. Une organisation qui connaît et assume son histoire sait en préserver les sources et les preuves, s’inscrit dans une démarche de transparence et inspire confiance. Elle démontre sa stabilité, son expérience et sa capacité à évoluer dans le temps.
D’autre part, rendre accessibles des archives exploitables participe au système démocratique, à la construction d’une société résiliente à laquelle on donne la possibilité de revenir sur elle-même. Le monde des archivistes en a bien conscience. Je citerais pour exemples la création en 2003 par le Conseil international des archives, en lien avec l’UNESCO, d’une section « Archives et droits de l’homme », avec un programme de préservation des archives qui documentent spécifiquement la violation des droits de l’homme, ou bien encore les plaidoyers d’associations professionnelles.
De mon point de vue, les organisations humanitaires, dans la mesure où elles jouent un rôle important lors des situations de crise, ont une responsabilité dans la constitution d’une mémoire, d’une histoire, collective et individuelle. La résolution du conseil des délégués du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de 2011, relative à la préservation de l’héritage culturel de ses membres[1], va dans ce sens. La Croix-Rouge française a créé son service d’archives en 2001. Pour garantir une conservation pérenne et une meilleure accessibilité de ses archives aux chercheurs, elle a mis en place en 2021 une convention de dépôt aux Archives nationales et un programme de traitement associé. Comme vous le voyez, l’archivage est un chantier permanent, qui doit être considéré comme systématique.
[1] À consulter sur : https://www.icrc.org/sites/default/files/external/doc/fr/assets/files/red-cross-crescent-movement/council-delegates-2011/council-delegates-2011-heritage-resolution-report-fre.pdf