À l’occasion des 160 ans de la Croix-Rouge française, la Fondation a souhaité mettre à l’honneur les historiens, ces chercheurs qui trouvent des questions et des réponses dans l’analyse rigoureuse du passé. Par leurs travaux, ils contribuent à éclairer et enrichir la réflexion sur l’action humanitaire et sociale. Plusieurs ont reçu des prix de la Fondation ou mené des travaux accompagnés par la Fondation.
Pour cet exercice, la Fondation a sollicité la parole de trois historiennes :
- Isabelle Vonèche Cardia, historienne de l’humanitaire, enseignante-chercheure à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse) et membre du Conseil scientifique de la Fondation
- Eleanor Davey, historienne de l’humanitaire et chercheure indépendante, lauréate en 2016 d’un prix de recherche de la Fondation
- Marie-Luce Desgrandschamps, chargée d’enseignement au département d’histoire générale de l’Université de Genève, lauréate en 2018 d’un prix de recherche de la Fondation
et leur a demandé pourquoi il était important d’investir dans l’histoire si l’on veut construire des organisations d’avenir. Retrouvez leurs réponses ci-dessous.
Un vivier d’expériences susceptibles d’éclairer les problématiques du présent
« L’histoire permet de se rappeler que beaucoup de difficultés ont déjà été rencontrées, beaucoup de solutions imaginées, expérimentées, mises en œuvre », expose Isabelle Vonèche Cardia. Les situations perçues comme nouvelles ne le sont pas toujours. L’histoire offre un vivier d’expériences et de réponses susceptibles d’éclairer les problématiques du présent. « Notre première mission consiste à raconter, à documenter, rappelle Eleanor Davey. La perspective historique permet ensuite de tester ses arguments au regard des événements du passé, notamment dans le cadre de débats éthiques. Par exemple, les humanitaires doivent-ils négocier avec les groupes armés ? Les années 1990 et 2000 et la guerre contre le terrorisme ont figé les camps et les règles d’intervention. Mais l’histoire plus ancienne nous rappelle que la pratique existait auparavant. »
L’histoire permet ainsi de prendre du recul sur ce qui semble évident, et parfois même sur les règles établies. « L’examen critique du silence du CICR durant la Deuxième Guerre mondiale, notamment à l’égard de la dénonciation des déportations, peut servir de boussole sur le terrain face à certains dilemmes humanitaires, affirme Isabelle Vonèche Cardia. Cette réflexion instaure une sorte de droit d’initiative, qui fait partie des Conventions de Genève et qui a pu être mobilisé en ex-Yougoslavie quand il s’est agi de prendre position. »
Ainsi, si l’histoire est riche d’enseignements, elle invite surtout à s’interroger et à évoluer. Les événements du passé ne contiennent pas en eux-mêmes des réponses. « L’histoire ne donne pas de solutions toutes faites, insiste Marie-Luce Desgrandschamps. Dans les dilemmes récurrents qui affectent l’action humanitaire, aucun choix ne peut être exemplaire, s’il est extrait de son contexte. Si les expériences passées sont mobilisables, c’est surtout à titre de mise en garde. L’histoire invite plutôt à demeurer modeste et met en lumière la nécessité de combiner les points de vue pour prendre en compte la complexité des situations dans lesquelles l’action humanitaire s’insère. »
Accompagner le changement
Tandis que l’action humanitaire est confrontée à l’urgence, l’histoire agit en profondeur en proposant un autre regard sur le présent. « C’est par sa façon de poser les questions que la discipline historique peut éclairer les problématiques du moment, estime Eleanor Davey. L’histoire invite à rouvrir les questions, à dénaturaliser le passé, à interroger les narratifs dominants. En cela, elle a plutôt vocation à démonter les idées reçues, les pratiques habituelles et les choix automatiques. » Et ainsi à accompagner le changement. En étudiant les narratifs des ONG, Eleanor Davey, ouvre la porte à de nouvelles réflexions et de nouvelles directions. « Les ONG ont une identité. C’est utile et il ne s’agit pas de l’écarter, mais de la replacer dans un contexte, et la regarder avec distance pour qu’elle ne conditionne pas l’avenir. » C’est ainsi que la réflexion historique peut accompagner le débat sur la relocalisation de l’aide qui affecte la relation entre populations locales, société civile et ONG internationales. « Ces dernières sont à la recherche d’outils pour engager un processus de réflexion autour de leur “décolonisation “explique Marie-Luce Desgrandschamps. Celui-ci passe notamment par une meilleure connaissance de leur passé, ou du contexte dans lequel se sont inscrites leurs activités. Cette première étape, parfois douloureuse, permet de saisir les héritages coloniaux qui ont pu imprégner leurs pratiques et leurs représentations. »
L’histoire permet ici aux organisations de savoir où elles en sont pour aller de l’avant dans la relation avec leurs partenaires. Mais elle peut également jouer le rôle de révélateur. Regarder le présent à la lumière du passé, c’est parfois prendre conscience des limites franchies. « Tirer sur des hôpitaux, c’est une pratique qui était bannie, rappelle Isabelle Vonèche Cardia. Le respect des hôpitaux et des blessés est un principe fondamental du droit humanitaire international. Il est d’ailleurs à l’origine de la Croix-Rouge avec la “neutralisation” du blessé incarnée par la célèbre phrase de Dunant “Tutti fratelli” sur le champ de bataille de Solferino. Dans les guerres actuelles, cet interdit a sauté. » Pour Eleanor Davey, le recours à l’histoire permet non pas de juger, mais de questionner notre époque. « À cet égard, le durcissement extrême du traitement des réfugiés et des politiques anti-migrants interroge sur la nature des changements qui se déroulent sous nos yeux. »