De Calais à Paris, des camps de migrants aux trottoirs de la ville, Marjorie Gerbier-Aublanc a suivi des citoyens ordinaires qui se sont engagés dans l’ « improvisation humanitaire ». Hébergement, distribution de repas, ramassage des ordures… leurs actions de solidarité se sont glissées dans les espaces non couverts par l’Etat et les ONG traditionnelles. Dans une recherche passionnante, Marjorie Gerbier-Aublanc explore tous les aspects de cette forme d’action humanitaire, inédite, innovante et citoyenne.

 
Votre recherche porte sur « l’improvisation humanitaire » dans les camps de migrants à Calais et à Paris. Pouvez-vous nous expliquer le sens de cette formule ?

 

Marjorie Gerbier-Aublanc – La crise migratoire et l’émergence de camps de migrants, notamment à Calais et dans les rues de Paris ont provoqué un sursaut citoyen déconnecté des réseaux associatifs et militants. Emus, voire indignés, par les images de naufrages en Méditerranée ou par la vue de campements sous leurs fenêtres, des citoyens ordinaires se sont engagés dans des actions de solidarité spontanées, improvisées, qui ont pris un tour inédit, nouveau, parfois surprenant… Ils avaient le sentiment que l’action publique et l’action humanitaire ne suffisaient pas à assurer la survie des migrants. Cette action humanitaire improvisée s’est alors construite sur le tas, par réaction, en se glissant dans les brèches laissées béantes par l’inaction de l’État, la spécialisation des ONG dans les secteurs médicaux et leurs réticences à prendre à leur charge des missions normalement dévolues aux pouvoirs publics.

 

En quoi cette mobilisation citoyenne a-t-elle donné lieu à une nouvelle forme d’action humanitaire ?

 

MGA – Sur le terrain, ces citoyens, collectifs de citoyens et associations ont adopté un positionnement interstitiel. C’est-à-dire qu’ils se sont attachés à combler les vides laissés par les autres acteurs de l’aide, à s’emparer de besoins non couverts : réparation de tentes, distribution de nourriture, ramassage des ordures… Par exemple, une grande ONG avait créé des routes, un réseau d’assainissement et des points de collecte. Mais les habitants du camp n’avaient pas de sacs poubelles. Des bénévoles d’une association ont assuré la distribution des sacs et le ramassage des déchets à la main afin de les regrouper aux points de collecte.

Par ailleurs, ces citoyens se sont montrés particulièrement ingénieux, mobilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication et encourageant une mobilisation sans engagement pour permettre à toute personne désireuse d’aider de s’investir. Ils assuraient, ce faisant, un roulement permanent des ressources humaines. C’est ce que j’ai nommé « l’hybridation du fait humanitaire » : des acteurs, des principes et des répertoires d’action, qui permettent l’articulation des réponses humanitaires aux temps de la vie ordinaire des citoyens ; des règles logistiques et morales d’intervention sur le terrain associées à une organisation flexible « à la carte » et « au clic ».

Mais c’est surtout dans la qualité des rapports interindividuels que cette action humanitaire improvisée s’est distinguée. En instaurant une relation d’aide moins systématisée, plus personnalisée, plus ouverte à la rencontre, ces bénévoles ont tissé des liens profonds avec les migrants. Habitués à être traités comme des flux, comme des nombres, ceux-ci ont trouvé au contact de ces citoyens ordinaires une forme d’hospitalité, une écoute attentive à leur singularité, une reconnaissance de leur dignité. Ces bénévoles ont apporté plus que de l’aide auprès des migrants, ils leur ont apporté de nouveaux liens sociaux, des repères familiers, de la dignité. De plus, leur mode d’intervention a permis de satisfaire leur besoin d’agir. Certains ont pu participer aux actions entreprises par les bénévoles, passant du statut de bénéficiaire passif à celui d’acteur. Ce qui change tout. Par exemple, la distribution de repas avec les bénéficiaires rangés docilement dans une file d’attente est souvent mal vécue aussi bien par les bénévoles que par les migrants, parce qu’elle rappelle les rapports de pouvoir qui se jouent à ces moments. Lorsque les migrants participent à la préparation et à la distribution des repas, cette mauvaise impression est atténuée et le rituel du repas devient un moment de partage.

 

Vous parlez toutefois de « bricolage organisationnel » pour décrire le fonctionnement de cette mobilisation citoyenne…

 

MGA – En effet, je parle du bricolage organisationnel comme d’un outil d’improvisation, qui caractérise un fonctionnement très flexible. En matière de coordination des opérations, la hiérarchie et l’organisation sont très fluctuantes. Elles évoluent au gré des disponibilités des uns et des autres, et des compétences démontrées sur le terrain. D’autant que le turn-over est lui aussi très important. Ainsi, un novice en matière d’aide, qui a prévu un séjour de plusieurs semaines et se révèle autonome, peut très bien être promu chef d’équipe au bout de quelques jours. Les actions de terrain sont souples et bricolées dans l’urgence. Les réseaux sociaux occupent un rôle central dans leur organisation… Chacun s’inscrit sur Doodle ou se signale sur Facebook. Les recrutements suivent la même logique. Les nouveaux bénévoles découvrent leurs partenaires et leurs tâches directement sur le terrain, sans sélection ni rencontre préalable. En l’absence de formation consistante ou de pré-requis spécifiques, chacun se contente d’apporter ce qu’il sait faire et sa bonne volonté. C’est aussi ce qui motive les bénévoles. Ce fonctionnement leur garantit une présence sur le terrain auprès des migrants. Ce qui leur procure une sensation d’utilité plus forte que dans le cadre des activités de support à distance, qui peuvent leur être proposées par certaines associations locales.

 

Quelles failles avez-vous identifié dans cette improvisation humanitaire ?

 

MGA – Premièrement, le désir d’aider à tout prix peut desservir les migrants. L’un d’eux, à Calais, me disait : « Ici, tout le monde est juriste ». En effet, de nombreux bénévoles accompagnent les migrants dans leurs démarches pour obtenir l’asile. Or, ils n’en ont pas toujours les compétences et délivrent parfois des informations fausses ou contradictoires.

Ensuite, bien que la flexibilité de ce fonctionnement semble offrir une mobilisation à la carte ou au clic, beaucoup de bénévoles se laissent dévorer par leur engagement. Sans cadre clair ni accompagnement psychologique, ils ne prennent pas suffisamment de distance. À Calais, certains avaient le sentiment de « partir en mission ». Ils y consacraient la totalité de leur temps libre, week-ends, vacances, périodes de chômage. De même, à Paris, des bénévoles commençaient par réserver une à deux heures par semaine à l’aide aux migrants, puis ils finissaient par s’y investir totalement jusqu’à sacrifier leur vie privée. Certains ont eu du mal à s’en sortir, endurant une situation proche du burn-out. Pour beaucoup de bénévoles, cette expérience a constitué une rupture qui a remodelé les frontières de la vie ordinaire.

Crédit photo : Philippe Huguen / AFP