La Fondation Croix-Rouge française conduit depuis 2020 et avec le soutien de la Croix-Rouge française le programme « bénévo’Lab », qui propose à tous les bénévoles et salariés de la Croix-Rouge française de bénéficier d’un soutien technique et scientifique pour répondre à des questions ou difficultés opérationnelles rencontrées lors des missions Croix-Rouge. Chacun dans l’action n’a pas toujours le temps ou le recul nécessaire pour mener seul une réflexion sur son action, les problèmes qu’il rencontre. C’est pourquoi la Fondation Croix-Rouge propose d’associer, pendant une année, un spécialiste universitaire expert de la question soulevée, en lien constant et direct avec le bénévole ou salarié et ses missions.
Au terme de l’appel à propositions lancé cette année auprès de tous les bénévoles et salariés de la Croix-Rouge française, un projet proposé par une bénévole et portant sur le thème des nouvelles formes de bénévolat et d’engagement citoyen en lieux de vie informels a été retenu. Le présent appel est donc tiré de la proposition initiale de cette bénévole, et de sa participation active à sa rédaction aux côtés de la Fondation.
Thématique de recherche
A l’instar d’autres associations, la Croix-Rouge française (CRf) vient régulièrement en aide aux personnes installées dans des lieux de vie informels. C’est notamment le cas à Lyon où, en collaboration avec des acteurs institutionnels et associatifs[1], la Croix-Rouge du Rhône (69) a mis en place le « Dispositif d’intervention en campements informels » (DICI).
Créé en 2020 lors de la crise du Covid-19, ce dispositif intervient chaque semaine auprès des personnes exilées présentes sur les campements de la métropole lyonnaise. Composé d’une équipe de 3 salariés, il a vocation à « aller-vers » les personnes exilées et se déploie sur les camps et autres lieux de (sur)vie pour apporter son soutien aux personnes en errance à Lyon, Villeurbanne, Vaulx en Vélin.
Les interventions s’articulent autour de trois grands axes : répondre aux besoins de base des populations (nourriture[2], hygiène[3], orientation vers les vestiboutiques pour le textile, travail en lien avec l’hôpital et avec d’autres acteurs, comme Médecins du Monde, pour les questions de santé) ; contribuer à l’amélioration de leurs conditions de vie[4] ; et enfin proposer un accompagnement social[5] pour faire le lien avec les services de droit commun (information, orientation, accompagnement physique si nécessaire, présence d’une assistante sociale, etc.). A travers ses différentes missions, le dispositif ICI vise à réduire la vulnérabilité des personnes vivant dans des lieux de vie informels en les accompagnant vers des solutions plus pérennes, conformes à leurs projets de vie en répondant à trois objectifs spécifiques : répondre aux besoins urgents de base des personnes migrantes sur leur lieu de vie ; contribuer à l’amélioration des conditions de vie dans l’attente d’une solution digne et pérenne ; et enfin accompagner les habitants dans l’accès aux dispositifs de droit commun, à des hébergements et à des opportunités d’insertion leur permettant d’en finir avec leur situation de grande exclusion[6].
A l’occasion de leurs interventions sur le terrain, les bénévoles et salariés de la CRf rencontrent régulièrement des personnes engagées auprès des exilés et exerçant de nouvelles formes de bénévolat, individuellement ou dans des collectifs citoyens. La survie des migrants au sein des camps[7][8] mobilise en effet une pluralité d’acteurs aux logiques distinctes : des représentants de l’État aux grandes ONG internationales, des associations prestataires de services publics aux petites associations locales, des collectifs militants aux bénévoles indépendants…
On les nomme parfois « bénévoles », parfois « volontaires », « soutiens » ou encore « citoyens ordinaires ». Ils sont de nouveaux acteurs non professionnalisés qui, un jour, ont choisi de se saisir de l’impératif humanitaire. Ils peuvent être militants ou au contraire avoir investi la cause des migrants tandis qu’ils n’étaient pas connectés aux sphères militantes et qu’ils avaient peu conscience des effets des politiques migratoires et des réalités de la demande d’asile en France. Des travaux récents se sont intéressés aux reconfigurations[9] des solidarités au sein des camps, en pointant notamment les tensions politiques traversant les associations traditionnelles de l’aide aux migrants[10] ainsi que leur mode d’absorption de ressources bénévoles qui s’internationalisent[11]. Mais, à l’exception notable des études de Madeleine Trépanier[12] et de Marjorie Gerbier-Aublanc à Calais[13], ces écrits n’examinent pas les logiques de ces nouvelles solidarités.
L’examen des principes organisationnels soutenant les actions de ces collectifs citoyens dévoile toute leur ingéniosité. A partir des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ils encouragent une mobilisation « à la carte » des individus et recréent, de proche en proche, des réseaux de solidarité à l’échelle de la ville[14]. Des modes de coordination souples et improvisés, un recrutement peu sélectif et une (in)formation sur le tas, une mobilisation flexible et un turn-over important caractérisent leur mode de fonctionnement.[15] S’appuyant sur ces modalités inédites de mobilisation, et à partir de faibles ressources, ces citoyens ordinaires réalisent un travail inestimable tourné vers la recherche de solutions pratiques aux besoins vitaux et socio-administratifs des migrants.
Néanmoins, malgré l’ampleur de la générosité citoyenne déployée sur ces terrains, ce type de mobilisation comporte un certain nombre de limites et de risques. La pérennisation de ces initiatives pose question, d’abord en raison de l’instrumentalisation étatique de la générosité des citoyens et de leur stigmatisation tandis que les frontières entre aide humanitaire et acte politique sont floues sur ce terrain. Des tensions entre réponses humanitaires et actions de plaidoyer politique traversent les collectifs militants historiques mobilisés dans la cause des migrants[16]. Aussi, cette mobilisation implique parfois la redéfinition des frontières de la vie ordinaire des citoyens et les expose à des risques d’épuisement, sans compter les risques judiciaires. Enfin, transférer l’aide aux migrants à des citoyens ne détenant pas toujours les compétences nécessaires interroge l’éthique de l’humanitaire[17].
Quoi qu’il en soit, l’irruption de ces nouveaux acteurs dans le jeu humanitaire pose question, car elle soutient une déprofessionnalisation de l’action et renouvelle ainsi le débat entre engagement et professionnalisation humanitaire[18]. L’une des mutations majeures de l’humanitaire sur un tel terrain est certainement la porosité de ses frontières entre aide humanitaire professionnalisée, action gouvernementale et militantisme politique[19]. Cela laisse entrevoir une dynamique d’hybridation du fait humanitaire : des acteurs, des principes et des répertoires d’action, qui articulent les temps de la vie ordinaire et les réponses humanitaires ; des règles logistiques et morales d’intervention sur le terrain associés à une organisation flexible « à la carte » et « au clic » ; des principes de solidarité, d’urgence, de création de lien social, de revendication politique qui convergent et entrent en dialogue au sein d’espaces physiques et virtuels.[20]
Par ailleurs, l’intervention des différents types d’acteurs (ONG, associations locales, collectifs citoyens, services publics) au sein des camps se superposent rarement. La pluralisation des acteurs de l’aide révèle donc non seulement une division du travail d’aide aux migrants mais également les lacunes du système existant : l’intervention exclusive des services publics et des ONG ne suffit pas à assurer la survie biologique et sociale des migrants. C’est ainsi qu’associations et collectifs citoyens improvisent dans l’urgence et à partir de ressources précaires des réponses à une multitude de besoins non satisfaits. Tout cela plaide pour une meilleure collaboration entre ces différents types d’acteurs.
Objectifs de l’appel
Les mobilisations citoyennes dans l’aide aux migrants ne sont pas un phénomène nouveau[21]. Cependant, depuis 2015, le renouvellement et l’ampleur[22] de ces solidarités en France méritent une attention particulière, car l’irruption de ces nouveaux acteurs dans le jeu humanitaire – indépendants, regroupés en collectifs ou affiliés à des associations –, qui interviennent aux interstices de l’action humanitaire institutionnalisée et des services publics, interroge et renouvelle le débat entre engagement et professionnalisation humanitaire[23].
Afin d’alimenter la compréhension des nouvelles solidarités citoyennes envers les migrants et de renouveler les réflexions sur les mutations du monde humanitaire, cet appel invite à examiner les logiques de la mobilisation de ces citoyens ordinaires, les potentialités et les limites des initiatives qu’ils déploient. Leur positionnement aux interstices de l’(in)action publique et de l’aide humanitaire spécialisée révèle certains des enjeux posés par la rencontre entre acteurs pluriels au sein des camps de migrants. Par une approche ethnographique, les candidats sont encouragés à mettre en lumière les logiques pratiques et éthiques ainsi que les tensions qui sous-tendent l’implication et l’action de ces citoyens.
Les candidats sont aussi encouragés à éclairer certains des enjeux de la rencontre entre acteurs pluriels dans les camps de migrants en France, où l’accueil et le soutien aux migrants reposent sur une matrice d’acteurs publics et privés, humanitaires et citoyens, dont les niveaux d’intervention s’interpénètrent et qui sont appelés à interagir. Mieux connaitre ces nouvelles formes de solidarité permettrait de mieux articuler l’action de chacun.
- Quelle place occupent aujourd’hui ces structures citoyennes dans l’aide aux personnes vivant en lieux de vie informels ?
- Quels sont leurs moyens, besoins, modes de fonctionnement ?
- Quels sont les ressorts de l’engagement de leurs membres ?
- Comment coordonner l’action des associations avec celle des collectifs déjà présents dans certains lieux de vie informels, au bénéfice des personnes accompagnées ?
[1] Le dispositif d’intervention en campements informels associe notamment la Croix-Rouge française, la ville de Villeurbanne, la Métropole de Lyon et l’Eau du Grand Lyon.
[2] Cela comprend une distribution de colis alimentaires secs et hygiène par mois sur 7 lieux de vie informels, ainsi qu’une distribution de colis alimentaires et hygiène d’urgence lors des sorties « accueil, écoute et orientation ».
[3] Sur certains sites, l’une des actions importantes à réaliser pour l’amélioration des conditions de vie est avant tout d’installer des points d’eau, des sanitaires et des toilettes.
[4] Cela comprend notamment la distribution des produits d’hygiène, la mise en place des points d’eau, la médiation et sensibilisation à l’hygiène et à la santé, l’accès aux douches à travers un camion douche (2 sorties par semaine), une initiation aux premiers secours, ainsi que la sensibilisation à la vaccination et vaccination.
[5] Cela comprend un déploiement des activités de soutien psychosocial à travers la médiation artistique auprès des personnes vivant dans un squat à Feyzin (adultes et enfants), du soutien scolaire et des cours de français en lien avec le service FLE de la DT69 auprès des jeunes vivant dans les squats à Feyzin et à la Croix Rousse, ou encore un dispositif mobile d’Accueil Ecoute Orientation tous les mardis qui va à la rencontre des personnes vivant en squats/bidonvilles/campements.
[6] Dans le cadre de ces interventions, la Croix-Rouge française est amenée à orienter les habitants vers des dispositifs allant de la mise à l’abri d’urgence à l’accès à un logement autonome. Le « Service social 69 », animé uniquement par des salariés de la Croix-Rouge française, procède notamment à une évaluation sociale permettant de déterminer une orientation qui doit répondre au plus juste aux besoins identifiés.
[7] Sara Prestianni. Calais, Patras, Subotica. In Michel Agier (dir.). Un monde de camps. Paris : La Découverte, 2014, p. 326‑339 ; Philippe Wannesson. Une Europe des jungles. Plein droit, 2015, vol. 104, no 1, p. 18‑21.
[8] Babels, De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps. Paris : Le Passager Clandestin, 2017.
[9] Y. Bouagga, M. Pette. L’aide aux migrants à Calais. In Observatoire de France Volontaires. La Cartographie 2017 des engagements volontaires et solidaires à l’international. 2017, p. 23‑28.
[10] Mathilde Pette. Venir en aide aux migrants dans le Calaisis : Entre action associative locale et crise migratoire internationale. Savoir/Agir, 2016, vol. 36, no 2, p. 47 ; Mathilde Pette, Les associations dans l’impasse humanitaire?. Plein droit, 2015, no 1, p. 22–26.
[11] Y. Bouagga, M. Pette. L’aide aux migrants à Calais. In Observatoire de France Volontaires. La Cartographie 2017 des engagements volontaires et solidaires à l’international. 2017, p. 23‑28.
[12] Madeleine Trépanier. Les Britanniques à Calais : La solidarité européenne à l’échelle locale dans une ville-frontière. Multitudes, 2016, vol. 64, no 3.
[13] Marjorie GERBIER-AUBLANC, « L’improvisation humanitaire : potentialités et limites des solidarités citoyennes dans les camps de migrants à Calais et à Paris », Fondation Croix-Rouge française, Les Papiers de la Fondation, n°15, Mai 2018, 31p.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] M. Pette. Les associations dans l’impasse humanitaire ?. Plein droit, 2015, no 1, p. 22–26.
[17] Jean-François Mattéi. L’Humanitaire à l’épreuve de l’éthique. Paris : Les Liens Qui Libèrent, 2014 ; Jean-François Mattéi. Renouveler la pensée humanitaire par une approche éthique. Revue internationale et stratégique, 2015, no 2, p. 129–137 ; Michael Schloms. Le dilemme inévitable de l’action humanitaire. Cultures et Conflits, 2005, no 60, p. 85‑102.
[18] P. Dauvin et J. Siméant. Le travail humanitaire : les acteurs des ONG du siège au terrain. Paris : Presses de sciences po, 2002.
[19] M. Bessone. Le vocabulaire de l’hospitalité est-il républicain ? Ethique publique, 2015, vol. 17, no 1.
[20] Marjorie GERBIER-AUBLANC, « L’improvisation humanitaire : potentialités et limites des solidarités citoyennes dans les camps de migrants à Calais et à Paris », Fondation Croix-Rouge française, Les Papiers de la Fondation, n°15, Mai 2018, 31p.
[21] Mathilde Pette. S’engager pour les étrangers : les associations et les militants de la cause des étrangers dans le Nord de la France. Thèse de doctorat en sociologie. Lille : Université Lille 1, 2012 ; Johanna Siméant. La cause des sans-papiers. Paris : Presses de Sciences po. 1998 ; Haydée Sabéran. Ceux qui passent. Paris : Carnets nord, 2012 ; Henri Courau, Ethnologie de la Forme-camp de Sangatte: de l’exception à la régulation. Paris : Archives contemporaines, 2007.
[22] Yasmine Bouagga et Mathilde Pette. L’aide aux migrants à Calais. In La Cartographie 2017 des engagements volontaires et solidaires à l’international. Observatoire de France Volontaires, 2017, p. 23‑28 ; Madeleine Trépanier, Les Britanniques à Calais: La solidarité européenne à l’échelle locale dans une ville-frontière. Multitudes, 2016, vol. 64, no 3, p. 82 ; Babels, De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps, op. cit. La médiatisation de la mort aux frontières de l’Europe, notamment incarnée par la circulation de la photographie du petit Aylan Kurdi ainsi que de la « new jungle » de Calais et des campements de rue parisiens a donné une autre dimension à ces mobilisations citoyennes.
[23] Une littérature abondante s’intéresse depuis quelques années aux mutations du monde humanitaire. Parmi les diverses approches employées, une perspective croisant sociologie de l’engagement et du monde professionnel décrypte les tensions inhérentes à la professionnalisation du monde humanitaire au prisme des trajectoires individuelles et de l’expérience des acteurs de terrain. Voir notamment : Pascal Dauvin et Johanna Siméant. Le travail humanitaire : les acteurs des ONG du siège au terrain. Paris : Presses de sciences po, 2002 ; Ludovic Joxe. Médecins Sans Frontières : to be professional or not to be ?. Journées d’études « Ethnologie des professionnels de l’international », Lyon (France), 2017.
Zone géographique de recherche
La recherche aura lieu en France. Une partie du travail de terrain devra avoir lieu dans la région lyonnaise, où le dispositif d’intervention en campements informels (ICI) de la Croix-Rouge française est mis en œuvre.
Bourse de recherche (individuelle)
Nombre de bourse : 1
Montant : 18 000 €
Chaque lauréat bénéficiera en outre de :
• la possibilité de solliciter une participation aux frais d’assurance liés au terrain (pour un montant maximum de 500 euros).
• suivi scientifique et tutorat personnalisés
• accompagnement dans la valorisation des résultats de la recherche (traduction en anglais, publications sur ce site, soutien pour publier dans des revues d’excellence et notamment dans la revue Alternatives humanitaires, participation aux Rencontres de la Fondation)
• abonnement d’un an à la revue Alternatives humanitaires
Dates clés :
- 3 avril 2023 : lancement de l’appel
- 21 mai 2023 : clôture des candidatures à minuit (heure de Paris)
- 6 juillet 2023 : annonce des résultats
- 1er septembre 2023 : début de la recherche
- 1er septembre 2024 : rendu des livrables finaux
Mots-clés :
- Santé
- Soins
- Sans-abrisme
- Migrants
Financé par :
Crédit photo : ©Julie André