Médiation psychocorporelle via la socio-esthétique auprès des sans-abri

Research Thematic

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En juin 2020, Nicolas Schmit (commissaire européen pour l’emploi et les droits sociaux), Ana Mendes Godinho (ministre portugaise du Travail, de la Solidarité et de la Sécurité sociale) et Yves Leterme (ambassadeur pour la lutte contre le sans-abrisme en Europe) alertaient sur l’augmentation du nombre de sans-abri qui atteindrait 700 000 personnes en Europe, soit 70 % de plus qu’il y a dix ans[1][2]. En particulier, ils pointaient le contexte pandémique qui a montré clairement qu’un logement décent est essentiel à la santé, au bien-être et l’insertion sociale de toute personne, et que son absence rend les personnes comme nos sociétés plus vulnérables. Pour les trois signataires, cette situation constitue une grave atteinte à la dignité, au sentiment d’appartenance à la communauté, à la vie même et est fondamentalement inconciliable avec les objectifs de progrès social que s’est fixés l’Union européenne.

Etre sans-abri, qu’est-ce que c’est ? En 2007 la Fédération Européenne d’Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri (FEANTSA) a proposé une typologie appelée ETHOS (European Typology on Homelessness and housing exclusion) qui précise et distingue quatre « catégories conceptuelles » de formes d’exclusion liée au logement[3] :

  • « logement inadéquat » : structures provisoires / non conventionnelles, logement indigne, conditions de surpeuplement sévère ;
  • « logement précaire » : habitat précaire, menaces d’expulsion, menaces de violences domestiques ;
  • « sans logement » : foyer d’hébergement pour personnes sans domicile, pour femmes, pour immigrés, personnes sortant d’institutions, bénéficiaires d’un accompagnement au logement à long terme ;
  • « sans-abri » : personnes vivant dans la rue, personnes en hébergement d’urgence.

D’après l’INSEE dans son « enquête auprès des sans domicile »[4], 141 500[5] personnes étaient sans domicile[6] en France en 2012, dont quasiment 80 % dans des agglomérations de plus de 20 000 habitants. Les sans-abri représentent dans cette enquête 9 % des sans-domicile. 21 % de ces personnes passent la nuit dans un lieu extérieur (rue, jardin, pont), 36 % dans un endroit plus abrité (cave, parking, grenier, hall d’immeuble, usine désaffectée…), 14 % dans une habitation de fortune (tente, cabane, grotte…), 17 % dans un lieu public (gare, métro, centre commercial, lieu de culte…), 8 % dans une halte de nuit ou plus rarement (4 %) une voiture ou un camion[7]. Il est également à noter que 65 % des personnes enquêtées dormaient seules.

Si la période pandémique actuelle a permis le déblocage d’aides exceptionnelles pour mettre à disposition des hébergements, notamment durant les périodes de confinement, il faut se poser la question de solutions durables pour sortir les sans-abri de la rue. Ceci est une préoccupation qui fait l’objet de déclaration d’intentions régulières de la part des responsables politiques[8].

Les solutions peuvent se répartir en deux groupes. Le premier consiste à agir sur les causes. En effet, pour ATD Quart Monde[9] ainsi que pour le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE)[10] les situations de rue naissent et se développent de ruptures et de difficultés qui s’entretiennent et se cumulent. Les personnes qui peuvent compter sur un réseau social et un métier auraient ainsi moins de chances de se retrouver à la rue. C’est ainsi que près d’un quart des 141 500 personnes sans domicile recensées par l’INSEE en 2012[11] avaient été des enfants suivis par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). L’identification des ruptures (insultes, agressions intrafamiliales, etc.) et leur prévention seraient ainsi un champ de travail pour le CESE. Le deuxième groupe de solutions se focalise sur la sortie de l’état de sans-abri. Cela peut aller de solutions coercitives qui proposent la mise en hébergement d’urgence d’office ou l’interdiction de vivre dans la rue[12] à des services d’aide par le logement ou le suivi social[13][14].

Pour le sociologue allemand Axel Honneth, le déni de reconnaissance sociale est à l’origine d’une société du mépris[15]. En particulier, il considère l’échec d’autoréalisation individuelle comme une pathologie sociale qui est également l’échec d’une société qui ne parvient pas à assurer à ses membres des conditions de vie réussie. Cette pathologie sociale entraînerait un mépris envers ceux qui ne parviendraient pas aux standards de la réussite, mépris qui menacerait directement la confiance et l’estime de soi des personnes qui en sont victimes.

C’est donc un double processus de dégradation qui est en route. Un de ces processus est celui de la dégradation physique. La vie dans la rue est un ensemble d’épreuves à surmonter[16][17][18] telles que l’insécurité, la maladie, les addictions, le froid excessif, la chaleur, les violences physiques (l’INSEE rappelle qu’il y a davantage de victimes de vol ou d’agression parmi les sans-domicile[19]). Ainsi, l’espérance de vie y est moins grande – 50,5 ans contre plus de 80 ans pour l’ensemble de la population française –, le CESE rappelant que pour les sans-abri, 57 % des décès ont lieu sur la voie publique et 27 % ont une cause externe violente (accident, suicide, homicide)[20].

L’autre processus, corollaire de la dégradation physique est la dégradation mentale. De manière évidente, l’enquête « Samenta » a permis d’établir la prévalence des troubles psychiatriques (psychotiques, troubles de l’humeur, anxiété, trouble de la personnalité, risque suicidaire) et celle des troubles liés aux addictions à l’alcool ou la drogue (surdosage, dépendance, sevrage)[21]. Aussi, la vie dans la rue, en rendant difficile l’accès à la nourriture, à des produits d’hygiène, des moyens de se doucher, d’avoir des vêtements propres, provoque une dialectique de désocialisation, de mépris et de chute de confiance et d’estime de soi. Pour Xavier Emmanuelli, le fondateur du Samu social, l’exclusion entraîne un sentiment d’inutilité sociale et de dévalorisation de soi, les personnes se sentent invisibles aux yeux des autres et par conséquent dans leur propre regard.

La Croix-Rouge française, dans ses actions pour lutter contre la grande exclusion, tente de favoriser l’accès à l’hygiène des plus démunis et en fait une étape vers l’estime de soi. En effet, le corps dans notre société permet d’entrer en relation avec les autres, mais comme le souligne Anne-Françoise Déquiré[22] il est aussi un capital à investir dans plusieurs champs liés à l’apparence et à l’hygiène corporelles : salles de sport, thérapies corporelles, cosmétiques, diététique, etc. Il est ainsi un médiateur de notre relation au monde et aux autres. En d’autres termes, il est une ressource identitaire qui nous aide à nous produire devant les autres et pour nous-mêmes. A ce titre, plusieurs recherches ont mis en évidence une relation entre satisfaction corporelle, apparence perçue et estime de soi[23]. Dès lors, dans une perspective de réinsertion, se pose la question des moyens qui sont à la disposition des sans-abri pour investir dans leur corps, alors même que ceux-ci ont des difficultés à simplement le tenir propre et le soigner. Chaque intervenant du Samu social sait que les préoccupations premières sont celles des soins d’urgence et du médical. Pourtant, les tatouages, piercings, scarifications peuvent être vus comme autant de stratégies de production de l’identité. Pour Carol Geoffroy-Romane et al.[24], le manque d’intimité des lieux publics prive les sans-abri du maintien et de l’entretien de soi. Les humeurs corporelles (sueur, urine, sang, salive…) qui sont habituellement réservées à l’intimité ou cachées sont dans la rue à la vue de tous et peuvent consciemment ou non être un moyen de s’adresser aux autres et d’aménager un espace externe. Le risque est que cette stratégie conduise à un renoncement des soins et à l’adoption de comportements aggravants.

L’objectif de cet appel est d’étudier une nouvelle stratégie de mise en place de dispositif Croix-Rouge permettant la réappropriation du corps « social » par les sans-abri. L’hygiène dans la rue est un véritable défi et son délaissement est une marque de l’effondrement de l’image de soi et que la souffrance ne peut plus être contenue. Cet appel veut évaluer en particulier la socio-esthétique dont la particularité est de permettre l’intervention « auprès d’une population fragilisée par une atteinte à son intégrité physique et/ou dans la détresse sociale »[25]. Les travaux existants suggèrent que la socio-esthétique améliore le bien-être général des personnes, notamment en les encourageant à (re)trouver ou à conserver le contact avec leur corps. Ainsi, la socio-esthétique contribue à améliorer la santé mentale par l’effet des soins sur la restauration de l’image de soi et de l’estime qui s’y rattache[26]. La littérature en socio-esthétique est aujourd’hui principalement fondée sur des travaux en oncologie[27][28], gériatrie et sur l’obésité. La démarche permet cependant son application dans des lieux variés et pourrait être un dispositif à développer auprès des publics en grande précarité que sont les sans-abri.

Les candidats à cet appel sont donc invités à explorer les obstacles et perspectives d’un dispositif de médiation psychocorporelle qui pourrait être réalisé par des soins portés sur l’apparence (socio-esthétique). Les candidats sont particulièrement encouragés à aborder :

  • la pertinence d’un tel dispositif sur les personnes en grande précarité ;
  • une réflexion sur la forme du dispositif (mobile, en hébergement d’urgence) et ses possibilités de mise en œuvre ;
  • les acteurs locaux impliqués par le dispositif ;
  • les freins à la mise en place d’un tel dispositif ;
  • les résultats attendus en termes d’estime de soi, de sentiment d’appartenance, de meilleure perception de l’image de soi, de construction de relations sociales.

Les candidats, outre ces éléments de réflexion, proposeront également une méthodologie de recherche qu’ils justifieront notamment au regard des actions et dispositifs actuels de la Croix-Rouge française dans le domaine de la grande précarité, de la spécificité du public concerné, de la faisabilité par les équipes en place et enfin de la temporalité de ce projet de recherche (12 mois).

 

[1] Schmit N., Mendes Godinho A., Leterme Y. (2020), Homelessness cannot be just another ‘Fact of Life’ in the EU, Euractiv, 21/06/2020

[2] Schmit N., Mendes Godinho A., Leterme Y. (2020), Les sans-abri en Europe: si nous cessions de regarder ailleurs?, Carte Blanche, Le Soir, 22/06/2020

[3] FEANTSA (2007), Typologie européenne de l’exclusion liée au logement, feantsa.org

[4] Yaouancq F., Lebrère A., Marpsat M., Régnier V., Legleye S., Quaglia M. (2013), L’hébergement des sans-domicile en 2012, INSEE Première, n°1455, juillet 2013.

[5] 81 000 adultes accompagnés de 30 000 enfants + 8 000 personnes dans des communes et agglomérations de moins de 20 000 habitants et 22 500 dépendant du dispositif national d’accueil des étrangers.

[6] L’INSEE utilise dans ses enquêtes statistiques – sur une base déclarative des personnes interrogées – la définition suivante : est considéré comme « sans-domicile » quelqu’un qui a dormi la nuit précédente de l’enquête dans un endroit non-dédié à l’hébergement (rue, abri de fortune…) ou qui a eu recours à un service d’hébergement (centre, foyers…). Les sans-domicile, au sens de l’INSEE, peuvent donc être sans abri, en habitation de fortune, en hébergement collectif, à l’hôtel, en CADA ou hébergés dans un logement associatif.

[7] Yaouancq F., Lebrère A., Marpsat M., Régnier V., Legleye S., Quaglia M. (2013), L’hébergement des sans-domicile en 2012, INSEE Première, n°1455, juillet 2013.

[8] Cédric Cousseau, « Ils l’avaient dit : le “Zéro SDF” de Sarkozy et Jospin », L’Obs, 7 février 2012.

[9] ATD Quart Monde – 2020 (2019), En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, Editions de l’Atelier, Editions Quart Monde, 272p.

[10] Boidin-Dubrule M.H., Junique S. (2018), Les personnes vivant dans la rue : l’urgence d’agir, Les avis du CESE, CESE 32, Conseil Economique Social et Environnemental, Les éditions des Journaux Officiels.

[11] Yaouancq F., Lebrère A., Marpsat M., Régnier V., Legleye S., Quaglia M. (2013), L’hébergement des sans-domicile en 2012, INSEE Première, n°1455, juillet 2013.

[12] Damon J. (2009), Zéro SDF, est-ce possible ?, Population & Avenir, vol.5, n° 695, pp. 4-9.

[13] Gardella E. (2016), Temporalités des services d’aide et des sans-abri dans la relation d’urgence sociale : une étude du fractionnement social, Sociologie, vol.7, n° 3, pp.243-260

[14] Gardella E., Arnaud A. (2017), Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter. Caractériser statistiquement et expliquer qualitativement le non-recours aux hébergements sociaux, rapport de l’Observatoire du Samu Social de Paris.

[15] Honneth A. (2006), La société du mépris : vers une nouvelle théorie critique, La découverte

[16] Boidin-Dubrule M.H., Junique S. (2018), Les personnes vivant dans la rue : l’urgence d’agir, Les avis du CESE, CESE 32, Conseil Economique Social et Environnemental, Les éditions des Journaux Officiels.

[17] Gardella E., Arnaud A. (2017), Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter. Caractériser statistiquement et expliquer qualitativement le non-recours aux hébergements sociaux, rapport de l’Observatoire du Samu Social de Paris.

[18] Driant J.C., Lelièvre M. (dir.) (2018), Mal-logement, mal-logés, Rapport 2017-2018 de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES), République Française.

[19] Jamet L., Thouilleux Ch. (2015), Davantage de victimes de vol ou d’agression parmi les sans-domicile, INSEE Focus, n°44, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304053

[20] Boidin-Dubrule M.H., Junique S. (2018), Les personnes vivant dans la rue : l’urgence d’agir, Les avis du CESE, CESE 32, Conseil Economique Social et Environnemental, Les éditions des Journaux Officiels.

[21] Laporte A., Chauvin P. (2010), Samenta : rapport sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Ile-de-France, Observatoire du Samu social, 227 p., inserm-00471925.

[22] Dequiré A.F. (2010), Le corps des sans domicile fixe : de la désinsertion sociale à la disqualification corporelle, Recherches & Educations, n°3 Santé et Education, pp. 261-286.

[23] Furnham A., Badmin N., Sneade I. (2002) , Body image dissatisfaction : gender differences in eating attitudes, self-esteem, and reasons for exercise, Journal of psychology, n°136, pp. 581-596.

[24] Geoffroy-Romane C., Bourdet-Loubère S., Pirlot G., Mazoyer A. V. (2015), L’odeur chez les sujets SDF: le prodrome de la subjectivité?. Perspectives Psy, vol.54, n°2, pp.122-131.

[25] Lebourgeois G. (2002), Socio-esthéticienne, une profession faite pour répondre à la souffrance, Revue de l’Infirmière, n°83, pp.33-35.

[26] Bouak J., Bouteyre E. (2010), Cancer et socio-esthétique : évaluation psychologique des changements de l’image du corps grâce au dessin de la personne, Psycho-Oncologie, vol.4, n°1, pp.38-46.

[27] Saghatchian M., Bouleuc C., Naudet C., Arnaud S., Papazian P., Scotté F., Krakowski I., La socio-esthétique en oncologie : impact des soins de beauté et de bien-être évalué dans une enquête nationale auprès de 1166 personnes, Bulletin du Cancer, vol. 105, n°7-8, pp.671-678.

[28] Bouak J., Bouteyre E. (2010), Cancer et socio-esthétique : évaluation psychologique des changements de l’image du corps grâce au dessin de la personne, Psycho-Oncologie, vol.4, n°1, pp.38-46.

Geographic area of research

La recherche aura lieu en France, dans plusieurs contextes géographiques fortement exposés aux risques majeurs. Les zones géographiques envisagées pourraient comprendre notamment des zones où l’on déplore un manque de services publics (comme les « déserts médicaux »), et d’autres où la faible densité du tissu associatif renforce la nécessité de mieux connaitre les relais informels d’entraide locaux permettant aux acteurs humanitaires et sociaux d’y agir plus efficacement en temps de crise.

Les pays ciblés constituent une entrée empirique pour les recherches. Ils ne correspondent en aucun cas aux nationalités d’éligibilité du candidat.

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Bourse de recherche (individuelle)

Nombre de bourse : 1

Montant : 17 000 €

Chaque lauréat bénéficiera en outre de :

• suivi scientifique et tutorat personnalisés
• accompagnement dans la valorisation des résultats de la recherche (traduction en anglais, publication sur ce site, soutien pour publier dans des revues d’excellence et notamment dans la revue Alternatives humanitaires, participation aux Rencontres de la Fondation)
• abonnement d’un an à la revue Alternatives humanitaires

Dates clés :

• 07 mai 2021 : lancement de l’appel
• 16 juin 2021 : clôture des candidatures à minuit (heure de Paris)
• 08 juillet 2021 : annonce des résultats
• 1er sept. 2021 : début de la recherche
• 1er sept. 2022 : rendu des livrables

Mots-clés :

• Exclusion
• Corps
• Sans-abri
• Précarité
• Estime de soi