La « localisation de l’aide », c’est-à-dire le transfert de l’action humanitaire au niveau local s’impose désormais comme une évidence. Mais au fait, que transfère-t-on ? Les actions de terrain, l’organisation des missions, le pouvoir de décision, ou même la gestion des finances ? Et dans cette redistribution, quels seront les rôles joués par les différents acteurs ?
La localisation de l’aide répond à un impératif d’efficacité
Dans l’urgence, face aux catastrophes, aux conflits et aux épidémies, les ONG mettent en œuvre des procédés destinés à sauver un maximum de vies. L’action humanitaire se soucie du problème immédiat. « Mais, à quoi sert-il de sauver la vie d’un petit enfant, s’il meurt l’année suivante dans une famine, interroge de manière réaliste Claus Haugaard Sorensen. L’humanitaire doit être le point de départ d’un processus qui rende le désastre prochain moins probable. » Dans cette perspective, l’exemple haïtien, malgré la présence de plus de 10 000 ONG, s’avère un échec. « Deux ans après le tremblement de terre, je n’ai pas vu que la capacité d’action des acteurs locaux s’était renforcée », regrette Garry Conille.
Face à ce constat, la localisation de l’aide est, tout simplement, un moyen pour rendre l’action humanitaire plus efficace dans la durée, en misant sur ceux qui seront là à tous les stades de la crise : avant, pendant et après. « Cette présence permanente est la définition même de la localisation, souligne Gary Conille. Elle nécessite de redéfinir les partenariats entre les acteurs et de renoncer à la dissociation entre humanitaire et développement qui devient artificielle. »
La localisation et le désir ardent de souveraineté des États
La notion de localisation ne s’inscrit toutefois pas dans une logique strictement opérationnelle. Elle correspond également à un souhait de reprendre la main sur l’organisation de l’aide et les décisions stratégiques. En première ligne : les États. « Quoi de plus légitime, pour eux, que de vouloir reprendre en main la gestion de l’action sociale pour leurs propres populations ? » demande Jean-François Mattei.
L’Éthiopie a poussé la logique jusqu’à l’extrême. Le pays impose une réglementation stricte, et exerce un contrôle implacable sur l’action des ONG internationales. Pour ce pays, l’aide internationale devient un instrument lui permettant de développer les infrastructures nationales et services publics : hôpitaux, écoles, routes. « Par exemple, lorsqu’après des démarches longues et contraignantes, une ONG peut finalement construire un hôpital, c’est généralement l’agence gouvernementale, l’ARRA, qui en reprend la gestion, peu de temps après sa mise en œuvre, détaille Alice Corbet, chercheure au Centre français des études éthiopiennes (CFEE). Les services se dégradent un peu, les humanitaires ressentent une certaine frustration face à la perte d’efficacité de leur action, de l’agacement face aux tracasseries dont ils sont victimes. Mais, au bout du compte, ils reconnaissent les aspects positifs de la politique de l’Éthiopie en matière de gestion de l’aide et de renforcement de leur capacité d’action. »
L’irruption de la société civile dans l’action humanitaire
Dans les années 1980, l’impartialité des ONG internationales, et leur indépendance à l’égard des pouvoirs politiques étaient des principes fondamentaux. Même si la souveraineté des États est désormais considérée comme légitime et profitable, Akram Belkaïd, journaliste au Monde diplomatique, spécialiste du monde arabe, tient à souligner « le rôle ambigu de certains gouvernements du Sud qui verrouillent le champ de la société civile, préférant se reposer sur les acteurs du Nord plutôt que de donner de l’autonomie aux acteurs de l’intérieur. »
Évidemment, la localisation de l’aide véhicule plutôt le projet de transférer plus de pouvoir à la société civile et aux ONG locales. « La question n’est pas de savoir s’il faut aller dans ce sens, c’est une évidence, affirme Claus Haugaard Sorensen. L’objectif fixé à Istanbul est de donner 25% des financements aux opérateurs locaux aussi directement que possible. » Une évolution que Daouda Diouf, directeur ENDA Santé Sénégal, appelle de ses vœux avec une certaine impatience : « Nous vivons un contournement des ONG du Nord qui ont du mal à légitimer leur statut d’intermédiaire. Auparavant, en Afrique, il n’y avait pas de capacité technique pour organiser l’action. Mais, les choses ont changé. Nous sommes audités par Deloitte et KPMG… »
Quel rôle pour les ONG du Nord ?
Les ONG du Nord s’accrocheraient-elles indûment à leurs positions ? Pour Francis Akindes, président du Conseil scientifique international du Fonds, la réalité est bien plus nuancée. « Toutes les ONG du Sud ne présentent pas les mêmes garanties de sérieux et de transparence qu’ENDA », rappelle-t-il. Et d’asséner : « Peut-on construire son autonomie avec l’argent des autres ? » En effet, les bailleurs de fonds ont toute légitimité à orienter leurs financements et contrôler leur utilisation. De plus, réduire les ONG internationales au rôle d’intermédiaire serait injuste dans la mesure où certaines collectent, elles-mêmes, des sommes considérables lors des catastrophes.
« On tente un peu trop souvent à mon goût d’opposer les ONG du Nord et les ONG du Sud, se désole Florence Daunis, directrice des opérations et des ressources techniques chez Handicap International. Lorsque nous intervenons à Alep, notre premier partenaire, ce ne sont pas des organisations, ce sont les familles, les communautés, la société civile… » Par ailleurs, quand la société civile est, comme en Centrafrique, partie prenante du conflit, la relative neutralité des ONG internationales devient alors essentielle.
Néanmoins, il est évident que la localisation de l’aide questionne le rôle des ONG internationales dans le futur. « Leurs interventions sont, pour l’instant indispensables, précise Garry Conille. Mais nous voulons qu’elles s’organisent autour des besoins des acteurs locaux. » Un avis partagé par Daouda Diouf : « Il faut investir pour construire des organisations résilientes, et réfléchir aux enjeux de la complémentarité entre Nord et Sud sans que cela vire à la guerre de territoire. » Les ONG internationales seraient-elles sommées d’organiser elles-mêmes leur propre remplacement, leur propre fin ? Elles n’ont, en tout cas plus vocation à être irremplaçables, et sont appelées à transmettre leur savoir-faire dans une logique d’accompagnement. « Le succès des interventions ne doit pas se mesurer au nombre de personnes qui ont reçu de l’aide à un moment T, avance Garry Conille. La question est plutôt : quand je quitterai le pays, est-ce que j’aurai investi dans le renforcement des capacités qui permettra de mieux affronter la prochaine crise. » Par conséquent, les ONG internationales ont un rôle fondamental à jouer dans cette transition. Pour Jean-François Mattei, plutôt que les ONG du Nord, c’est le terme même d’ « humanitaire » qui devra s’effacer pour céder le pas aux dénominations et aux pratiques, plus acceptables, d’action sociale et de coopération internationale.